La très attachante poétesse américaine (d'origine anglaise) Denise Levertov (1923-1997) aurait appelé cela des oiseaux en papier. Elle en aurait fait un « happening » en en précipitant la matière sur un trottoir de la 42e Rue à New York, « jusqu'à ce qu'on/ ne sache plus rien de ce qui fut,/ homme, oiseau ni sac en papier ».
Car elle le savait bien, c'est là façon de parler : même phagocytés de la sorte, même foulés par les pas du temps et dispersés dans l'espace, les mots renferment par-devers eux une « adresse » humaine irréductible.
D'Haïti, Magloire-Saint-Aude, René Depestre, entre autres voix, ont ainsi tant à nous dire sur ces oripeaux de l'Histoire qui nous tiennent lieu de mots, entre les mots : là même d'où émane cette adresse.
Résolument en forme de happening de la vie, voici, captées à distance, trois jeunes voix de la poésie haïtienne : Bonel Auguste (né en 1973), James Noël (né en 1978), Farah Martine Lhérisson (née en 1970).
J'ai découvert les deux premiers au hasard de publications sur l'Internet, par le bouche à oreille des lectures, notamment celles du critique et écrivain Lyonel Trouillot (voir son actuelle chronique de Port-au-Prince sur lePoint.fr). Des nouvelles (relativement) rassurantes de tous deux ont été données de-ci de-là sur la Toile ces derniers jours.
De Farah Martine Lhérisson, j'ai pu lire lors de mon dernier séjour au Québec, quelques années après sa parution, Itinéraire zéro, qui a marqué la poésie haïtienne en 1995 lors de sa publication aux éditions Mémoires, en Haïti. Elle dirigeait alors un établissement scolaire à Port-au-Prince.
Peut-être a-t-elle trouvé à se faire oiseau en papier par les rues de New York. Dans l'attente de ses nouvelles, voici en tout cas d'elle un poème « en itinéraire d'ailes » qui « blasphème février » publié par le journal Le Nouvelliste en 2006.
Je publie à la suite un poème de Bonel Auguste et de James Noël, et renvoie à des sites les concernant.
Je m'écorche de miroirs et de villes traversées au rythme de ton souffle
à toutes frontières alpines
un cœur différent
tes passes d'eau
tes rivières et galets
je me refais ce lit comme un rituel
je retrace cet angle
d'où s'affranchit l'extravagance de mes envies
demain encore, il n'en demeure que le temps des pays parallèles en itinéraire d'ailes
tes pas sur le plancher d'occasion
ce nous étalé dans le tumulte indécent
ce baiser allongé
écumant à chaque ville retrouvée
il n'en demeure que cet amour plein de portes et de coordonnées
le poids de ton corps
ma boussole faite chair
Je me recroqueville comme un fœtus qui a froid
toute ma terre et mes seins
prophétisent
la migration entre sève et fruit
chaque pétale
est une paupière sur le monde
le poème se déverse
et blasphème février
Dis-moi à grands coups d'espace
le crissement de ton corps qui s'effeuille
nudité des songes
Aujourd'hui est un arbre de sable
sur la nuque du matin.
(Farah Martine Lhérisson, poème inédit en 2006).
L'orbite elliptique
est interceptée
par le brûlant ballet des sauterelles
qui du frétillement de leurs pattes
accordent la harpe de l'espace
en y soufflant l'ondulation du sable mouvant
d'innombrables petites parcelles de prisme
et de bleu-miroirs délimitent
leur expansion de sel
à la coupe de la ciguë
(Bonel Auguste, poème extrait d'une publication dans La NRF, 576, janv. 2006).
Le nom qui m'appelle
Je suis celui qui se lave les mains
Avant d'écrire
Ne me demande pas comment je m'appelle
Je n'ai pas de nom
Je viens de là
De ce non-lieu qui cherche lune
Pour s'exhumer de son point d'ombre
Un nom d'auteur me fait bien mal
Parce que poète
Ça m'est égal
Ni tapis rouge ne saura rendre
La justesse du sang qui me fait
Passer
Pour un vitrier qui vaut sa mort
Je suis saigné
Donc
Je me lave
Voilà mon nom qui vient de là
(James Noël, poème extrait du recueil Le Sang visible du vitrier, CIDIHCA, Montréal, 2007).
Tableau de Wifredo Lam, Ici sur Terre (1955).