Petite anecdote jardinière : nos prédécesseurs avaient laissé, dans le jardin, un bambou, modeste, qui tremblottait joliment à chaque souffle d'air. Armés du manuel du parfait jardinier, indispensable aux néophytes que nous étions, et qui nous mettait en garde sur son côté envahissant, nous nous empressâmes de le déterrer et de le mettre dans un pot quelconque pour continuer d'entendre le bruit du vent dans ses feuilles. Ce ne fut pas une partie de plaisir tant ses racines avaient proliféré, les tiges grêles se développaient sur des rhizhomes de cinq centimètres de diamètre et notre jardinet ressembla vite à un champ labouré. Mais force est finalement restée à la loi et au sécateur. Quelques mois plus tard, notre voisin eut la surprise de voir, au milieu de sa prairie, trois pousses de bambou pointer leur tige et qui n'hésita pas à utiliser des moyens que l'écologie réprouve...
Détour pour en venir à la question politique de la radicalité. On parle d'une gauche radicale, c'est-à-dire vraiment de gauche, gauche de gauche - pour la différencier d'une gauche soluble dans le libéralisme, toujours prête à appliquer (c'est une formule de Mauriac) la politique que la droite n'a pas eu le courage de mener à bien - et je ne parle pas, ici, de ce qui se nomme encore radicalisme et ne rêve que de se prostituer avec un Tapie. Une gauche qui cherche à aller jusqu'à la racine du mal capitaliste pour l'éradiquer, pour l'extirper ; qui s'en donne les moyens théoriques et pratiques ; qui ne se garde de retomber dans la pure répétition des erreurs du passé. Une gauche qui se radicalise ou que la situation politique et économique pousse à se radicaliser. Car, enfin, peut-on continuer longtemps à refuser la contestation violente lorsque la violence dominante s'étale sans vergogne - au nom d'une prétendue rationalité du réel -?
Protestation, manifestation, pétition semblent avoir autant d'efficacité qu'un petit sécateur qui essaie de venir à bout d'une bambouseraie.
Je me faisais ces réflexions en lisant le dernier Slavoj Zizek, Après la tragédie, la farce ou comment l'histoire se répète, Zizek dont on dit qu'il est "le philosophe le plus dangereux d'Occident". Intéressant, ce bouquin. L'analyse qu'il fait de la "crise" est d'une pertinence absolue; "la principale victime de la crise en cours [est peut-être] la gauche elle-même, dans la mesure où son incapacité à présenter une alternative globale aété une fois encore visible aux yeux de tous.", écrit-il. Et le capitalisme peut fort bien s'en sortir en mettant au point, - l'y aideront les intellectuels, les medias, les experts et tant d'autres...- un "protocole narratif" qui nous bernera, une fois de plus - par exemple, il devient urgent de "moraliser" le capitalisme... Et dans la foulée, reprenant de ce point de vue des analyses de Badiou, Zizek réhabilite ce qu'il appelle "l'hypothèse communiste". Il nous invite d'abord à "penser", de manière radicale, c'est-à-dire en extirpant de nos têtes tous les discours, tous les slogans, toutes les images qu'on y a, de force, greffés. Pas facile, évidemment, faut s'y mettre sans tarder. Et après ? "Une nouvelle politique d'émancipation ne proviendra plus d'un agent social particulier, mais d'une combinaison explosive d'agents différents. Ce qui nous unit est que, en contraste avec l'image classique du prolétariat n'ayant "rien d'autre à perdre que ses chaînes", nous sommes en danger de perdre tout : nous sommes menacés d'être réduits à des sujets abstraits dénués de tout contenu substantiel, dépossédés de notre substance symbolique, manipulés sanas ménagement jusque dans notre base génétique, condamnés à végéter dans un environnement invivable."(p.145) Il faut appeler cette combinaison de nos voeux, travailler là où nous sommes pour qu'elle se produise, tout en sachant que nul ne peut la programmer. Mais faut espérer que cela ne va pas trop tarder parce que l'histoire peut se terminer brutalement...