Les éditions Utovie continuent de republier les oeuvres de Henri Guillemin que ses éditeurs avaient abandonnées - ils doivent s'en mordre les doigts ! - et de publier aussi quelques inédits. C'est ainsi que viennent de sortir trois articles, passionnants, sur Rousseau que Guillemin avait donnés en 1936/37 à la revue dominicaine La Vie intellectuelle. Nous en devons l'édition à Patrick Berthier, le spécialiste du travail de Guillemin, qui ajoute une préface éclairante à ce Jean-Jacques Rousseau ou "la méprise extraordinaire". Ces articles sont le prélude aux deux ouvrages que Guillemin consacrera à Rousseau : Un homme, deux ombres et "Cette affaire infernale" (également chez Utovie). La thèse défendue par Guillemin est que le divorce accompli entre Rousseau et les Encyclopédistes vient de ce que celui qu'on pensait pouvoir manipuler facilement et embrigader dans le combat mené contre le christianisme, après avoir, pendant un moment, semblé obéir, affirme deux positions qui vont le vouer à la détestation de ses anciens amis : d'abord, une critique radicale de l'idéologie bourgeoise dont les Encyclopédistes sont les tenants (il comprend très bien que les bourgeois n'ont d'autre but que de détenir le pouvoir afin de donner à leurs affaires toute l'ampleur souhaitable, ce sont des propriétaires pour qui le peuple ne peut servir que de force de travail ou d'appoint dans les combats qu'ils mènent contre la féodalité) et ensuite l'affirmation de sa foi, "une foi qui lui reste,écourtée, mais brûlante, cette confiance non plus, certes, en une Eglise à laquelle il ne peut plus croire, mais du moins, de toute son âme, en Dieu."Pour cette raison, on le fit passer pour un ennemi du genre humain, on le fit passer pour fou - et il faillit bien le devenir -, on colporta sur lui toute sorte de légendes dont Guillemin entreprendra de le débarrasser.
Guillemin a toujours soutenu que l'anticléricalisme, auquel il pouvait lui-même apporter des arguments, et l'antichristianisme, qu'il ne partageait évidemment pas, servaient à détourner le peuple des vrais combats qu'il aurait eu à mener. Dans ses conférences sur Les deux révolutions françaises (Utovie, 2014), il montre que les attaques contre la religion sont une manière d'éviter que l'on s'attaque aux banquiers et aux spéculations que va entraîner pour le plus grand profit des bourgeois voltairiens la confiscation des biens du clergé (Danton est ici emblématique). Il voit, non sans raison, l'alliance entre les Girondins et ce centre d'affairistes qu'est le palais de Philippe Egalité aboutir à sauver l'essentiel : la propriété, la banque et le commerce. Et le cynisme absolu de Talleyrand et consorts, lors de la promulgation de la Constitution civile du clergé, qui vise à séparer le peuple de ceux qui sont ses alliés naturels, les petits curés de campagne.
L'idée-force de Guillemin est qu'il ne faut pas se tromper d'ennemis et qu'il conviendrait de concentrer ses énergies sur ce qui est absolument primordial et déterminant : la domination des puissances d'argent. Le reste, ce que l'on appelle maintenant les questions sociétales, pour importantes qu'elles soient passent au second plan. On éviterait ainsi des anachronismes pénibles qui consistent à torpiller tel ou tel penseur, homme politique ou expérience politique au prétexte qu'ils n'ont pas pris en compte dans leurs revendications le problème des femmes ou celui des homosexuels etc. On éviterait bien des discussions absolument stériles, bien des oukases, bien des mouvements purement rhétoriques d'indignation de la part de gens qui restent confortablement installés devant leur écran mais qui se souviennent avoir, dans une autre vie, dans un autre siècle, lutté pour la liberté. Mourir pour la prise de la Bastille, ce symbole vide de l'absolutisme, n'était peut-être pas utile - il y avait plus urgent à faire, qui fut remis à plus tard et c'était malheureusement trop tard - ce qu'ont tenté de faire Robespierre et la Montagne mais Thermidor déjà était en route.
Sur ce point aussi, Etienne Chouard se révèle un disciple conséquent de Guillemin.