On ne sort pas indemne du dernier Le Corre (Après la guerre, aux éditions Rivages). C'est un beau livre tragique et sombre. Le Corre nous entraîne dans un Bordeaux où les secrets macèrent derrière les façades austères - pas des secrets de famille, des secrets politiques, ceux d'une classe de notables affairistes qui n'ont guère hésité, lors de l'Occupation, à faire le nécessaire pour que leur commerce ne souffre pas de la situation nouvelle, qui ont collaboré sans état d'âme avec l'occupant. Le Bordeaux de Marquet, de Papon, d'une police très zélée à suivre les ordres d'élimination des juifs, à couvrir tous ceux qui se sont enrichis dans la confiscation des biens des déportés, d'une résistance affaiblie par les dénonciations et les noyautages divers - ce même Bordeaux qui ouvre les bras à ce jeune maire, général auto-proclamé, qui lui promet si généreusement de ne pas lui faire grief de son comportement. Quelques têtes tomberont, mais pour l'essentiel rien ne changera, la ville gardera cet aspect convenable, so british, dont les clichés la créditent.
Le Bordeaux que Le Corre évoque n'a rien de convenable. Il est, il reste glauque, englué dans des réseaux de complicité qui écartent soigneusement tous ceux qui pourraient apporter du sang neuf, tous ceux qui travaillent à une histoire de Bordeaux qui ne gomme aucun des épisodes si peu glorieux qui la jalonnent. C'est une histoire de vengeance - Jean Delbos, revenu des camps de la mort, vient, une dizaine d'années plus tard, régler ses comptes, avec Darlac, le flic tout-puissant, sorti indemne des années de collaboration parce qu'il tient sous sa coupe aussi bien le milieu que le gratin bordelais. Darlac n'a rien fait pour sauver Jean malgré ses promesses, et sa femme est morte dans un camp. Seul a survécu, Daniel, l'enfant qu'ils ont eu et qui a été élevé par un couple de braves gens.
Dans ce Bordeaux noyé sous le crachin, tristement éclairé par quelques lampadaires à la lueur jaunâtre, dans ces quartiers populaires que sont Bacalan, la Gare Saint-Jean, les échoppes de Nanasouty, les meurtres se répondent et dans sa fureur d'être poursuivi par un fantôme qu'il peine à identifier Darlac use de tous les moyens, surtout illégaux, il torture, tabasse, terrorise, assassine, viole. Alors que Jean Delbos, qui n'a rien d'un ange non plus, commence par exécuter des proches de Darlac, menace sa fille, espionne sa femme. Mais la mort d'une petite prostituée dans un incendie qu'il a provoqué et qui n'avait rien à y faire, le fait s'interroger sur le sens de cette vengeance, au fur et à mesure que de traqueur, il devient à son tour traqué et met en danger les quelques amis qu'il peut encore avoir.
Parallèlement, Le Corre raconte l'histoire de Daniel - nous sommes en 56, en pleine guerre d'Algérie. Daniel fait partie du contingent. Il y découvre l'horreur de cette guerre et la fascination pour la violence, pour le pouvoir que confèrnt une arme et l'habileté à s'en servir. Il y découvre aussi ceux qui se battent pour une autre idée de l'avenir de l'Algérie, un jeune mathématicien, Robert Autin. Il finira par déserter et revenir à Bordeaux où il retrouvera son père.
Il ne faut pas s'attendre à un quelconque happy end - ce n'est pas la loi du genre et pas dans le style de Le Corre. Il n'y a guère d'espoir dans ce monde, guère de héros non plus. Darlac est un monstre. Mais Delbos lui ressemble, par moments. Et Daniel, aussi. Et le jeune Norbert trahira tout le monde parce qu'il veut être débarrassé d'un père ivrogne. Pas de personnages d'une seule pièce. Pas de lutte entre le bien et le mal. Le mal a d'ores et déjà gagné. La guerre n'est jamais finie. "Après la guerre, parfois, la guerre continue." Les personnages positifs sont ces vieux militants communistes qui n'ont jamais démérité, ces femmes qui portent l'espoir d'un monde meilleur - en fait seule Irène répond à cette catégorie - ou qui gardent leur beauté en dépit des souffrances que leur font subir les brutes auxquelles elles ont eu le malheur d'être unies. Le Corre ne juge pas les uns et les autres, pas de leçons de morale, pas de perspectives politiques non plus. Un désespoir absolu.
Absolu ? non. La seule chose qui sauve, c'est l'écriture, ce sont les mots, ce sont les poètes - seule éclaircie dans cet univers sans Dieu, sans salut, sans avenir. Et Le Corre écrit avec une sorte de jubilation hallucinée. Et il arrive même qu'on rie devant certaines de ses trouvailles, devant la crudité des propos qu'il prête à certains de ses personnages. A propos d'un flic minable, par exemple, ceci " il retrouverait pas sa bite dans son slip, si on lui faisait croire qu'elle a disparu." Les descriptions des tortures, des corps déchiquetés, démembrés, éventrés, émasculés, désquamés ; l'évocation des corps des protagonistes de ces drames, de leurs humeurs, de leurs odeurs, de leurs nausées - toute cette écriture organique, vont de pair avec une restitution tellement juste de ce Bordeaux des années 50 que Le Corre n'a pas connu, de sa tristesse, de sa noirceur qu'éclaire à peine le luisant des pavés sous la pluie, de ce port alors encore en activité avec les cargos alignés le long des quais sous la protection des grues, avec sa population de marins de toute origine qui hantent les bouges où de tristes putains les attendent. ou encore de l'Algérie, avec ses villes où l'on change d'univers quand on pénètre dans les quartiers arabes, avec ses nuits désespérément éclairées par des milliards d'étoiles et l'aboie sinistre d'un chien - tout cela est d'une telle beauté, d'une telle force et souvent aussi d'une telle délicatesse que bien des gloires actuelles paraissent à côté d'une insupportable fadeur.
Pour ceux qui ont aimé, comme moi, L'homme aux lèvres de saphir, pour ceux qui n'ont pas encore lu de Le Corre, il ne faut pas passer à côté de cet immense bouquin.