Ce 35e album studio de Monsieur Eddy (de son vrai nom Claude Moine) rend hommage aux musiciens qui l’accompagnent dans cette nouvelle aventure. Des pointures dans leur partie : le guitariste Steve Cropper (compagnon d'Otis Redding et des Blues Brothers), Charlie McCoy (harmoniciste de Bob Dylan), le clavriériste Booker T Jones (fondateur du groupe de musique soul MG's, qui a notamment accompagne Otis Redding), le guitariste Dean Parks (de Paul Simon à Stevie Wonder)…Eddy a voulu donner à cet album une couleur « country soul », qui une fois de plus touche notre âme, mais pas une âme intemporelle, une âme cahoteuse de plain-pied avec les réalités quotidiennes de nos sociétés. Bref une touche philosophique d’interrogation existentielle, une pointe ironique de critique sociale et beaucoup de compréhension pour les aléas de la vie ordinaire de ses contemporains. Et tout cela sans prétention, dans le style de la chansonnette populaire française métissée de rêves de musique américaine.
« Un hommage à l’homme de la rue »
Avec Mister Mitchell, on retrouve les petits bonheurs des balades mélancoliques à travers les sentiers ordinaires des existences anonymes qui peuplent nos cités.
Un des titres phares de l’album : « Les vrais héros ». Ces « vrais héros » n’ont pas grand-chose à voir avec les super-héros hollywoodiens type Superman ou Spiderman, nous fredonne-t-il. Il a plutôt en tête ce que le sociologue Pierre Sansot a appelé « les gens de peu » (1) :
« Mais les héros
Les vrais héros
D’aujourd’hui ne sont pas machos
Voyagent en bus, en car, en train ou en métro
Prennent sur eux, ils portent « Beau »
Cherchent du boulot »
Il y aurait un héroïsme ordinaire, un héroïsme de l’ordinaire, traversé par nos fragilités quotidiennes. Eddy parle de cette chanson comme « un hommage à l’homme de la rue ».
D’Alfred Hitchcock à Léo Ferré
Ces racines dans le quotidien n’empêchent pas le Schmoll de saluer quelques figures extra-ordinaires qui ont alimenté nos poésies ordinaires.
D’abord Hitchcock, avec le « Final cut » d’un cinéphile invétéré :
« La belle Rebecca
A des soupçons sur toi
Et la jolie Marnie
En reste tout Frenzy
Le crime était presque parfait
Grace Kelly s’en échappait
La loi du silence t’a servi
Un grand Alibi »
Pourtant, auto-ironique et modeste, notre tendre rocker reconnaît :
« Mais j’suis pas Hitchcock
J’ai pas le final cut »
Par ailleurs, son épouse, Muriel Moine, a écrit une chanson clin d’œil à l’anar Ferré, « Léo », qu’Eddy fait sien :
« Même si ces mots "des pauvres gens"
Léo, qu’on murmure aux enfants
La peur du froid et de la nuit
Quand on est grand, ça marche aussi »
Encore une fois la vie des humbles…
Entre l’argent-roi et les rêves d’enfance
Ce respect pour les hommes et les femmes du commun a des résonances avec la « common decency » (ou décence ordinaire) mise en avant par l’écrivain britannique George Orwell (2). Cependant nos existences banales sont aussi affectées par la pression et les miroitements de l’argent-roi. Dans « Le goût des larmes », Mister Eddy chante :
« Money, Money,
C’est c’que tu veux, qui détermine ta vie
Raider froid sans cœur
Bandit sans honneur
T’oublies avec ou sans armes
Le goût des larmes »
Désensibilisation marchande qui écrase les rêves d’enfance dans « La cour des grands » de nos vies plus étriquées d’adultes :
« C’est impossible de retrouver
La frêle, la si douce naïveté du passé
Faut faire semblant
Gagner du temps
Pour jouer dans
La cour des grands
La cour des grands »
Troquer « la douce naïveté » pour le jeu des apparences…
Et la politique dans tout ça ?
Explorer avec empathie, sans condescendance, les territoires de la dignité ordinaire, c’est déjà le début d’une politique. Une politique partant de l’ordinaire, au lieu d’essayer de l’instrumentaliser au profit de stratégies électoralistes ou révolutionnaires de conquête du Pouvoir : ce serait pas mal ! C’est pourtant tellement déphasé par rapport aux agendas politiciens que les politiques standard ou alternatives ne disent pas grand-chose en général au Schmoll (3). Et une autre politique, un jour, pourquoi pas ? Il répond ainsi à Didier Varrod (4) :
« Il est certain que le discours des gagneurs, des mecs qui veulent tout faire pour bouffer la laine sur le dos de leur voisin n’incite pas à l’inspiration pour écrire de belles chansons. Pour moi un antihéros est souvent, par définition, un personnage qui ne joue pas des coudes pour faire valoir ses talents. Un héros très discret si vous préférez. (…) Le héros renvoie toujours à la notion de dignité. C’est aussi le Maghrébin soupçonné d‘être une racaille, qui sauve tout à coup un gamin dans une cité.
Est-ce que ces exemples suffisent au point d’être érigés en modèles de la pensée de gauche ? L’antihéros est inspirant parce qu’il est doué de panache. Il n’a pas la beauté, ni le pouvoir, ni la force et il fait de sa vie un roman. Mais attention, il n’est pas mièvre pour autant. Je pense même souvent que ce sont les héros qui le sont davantage, parce qu’ils reflètent une image trop parfaite, trop lisse, excepté lorsque c’est Gary Cooper ou Burt Lancaster qui s’y collent. »
Un politique à la fois si près et si loin de nous…
Á noter aussi dans cet album une belle reprise, en duo avec Nolwenn Leroy, de « La complainte du phoque en Alaska », créé par le groupe québécois Beau Dommage.
Tout Eddy ? Pas encore…la vie ordinaire est davantage constellée de surprises que ne le croient ceux qui la regardent d’en haut…
Notes :
(1) Pierre Sansot : Les gens de peu, PUF, 1992 (réédition collection « Quadrige » en 2009).
(2) Voir notamment Bruce Bégout, De la décence ordinaire. Court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de George Orwell, Allia, 2008 ; extrait du livre disponible sur internet ici.
(3) Il aurait voté Sarkozy aux dernières élections présidentielles (voir « Eddy Mitchell se met à table », entretien avec Emmanuel Marolle, Le Parisien, 21 novembre 2013). Erreur de casting ? Oui à mon avis, mais, dans le brouillard politicien actuel, les problèmes d’orientation sont assez partagés…Qui ne s’est jamais trompé (en tout cas pas moi !!!!!), lui jette la première pierre !
(4) Eddy Mitchell, entretiens avec Didier Varrod, Il faut rentrer maintenant…, La Martinière, 2012, pp.204-205 (réédition en poche Points en 2013).
Post-scriptum : Eddy au théâtre à partir du 27 février dans Un singe en hiver
Eddy Mitchell est aussi un acteur, au cinéma et…au théâtre. Du 27 février au 21 juin 2014, il participera à une adaptation d’Un singe en hiver (le roman d’Antoine Blondin de 1959 et le film d’Henri Verneuil de 1962, dialogué par Michel Audiard, avec Jean Gabin et Jean-Paul Belmondo) au Théâtre de Paris (voir ici les informations).
Voir aussi sur ce blog : « Philosophie du Schmoll : Eddy Mitchell et la question du scepticisme dans la société néolibérale », 10 mars 2010.