«Le 14 mars, à trois heures moins le quart de l’après-midi, le plus grand des penseurs vivants a cessé de penser. Laissé seul deux minutes à peine, nous l’avons retrouvé, en entrant, paisiblement endormi dans son fauteuil, mais pour toujours.» Ainsi s’exprimait Friedrich Engels, le 17 mars 1883, devant la tombe de Karl Marx dans le cimetière de Highgate. Seule une dizaine de personnes était venue rendre hommage au père du matérialisme historique quand on l'enterra dans un cimetière du nord de Londres.
Dimanche 15 mars 2015, nous étions environ 200 personnes à nous presser autour de l’imposante stèle. Sous un crachin glacial, l’Internationale souhaitée par Karl Marx avait répondu à l’appel, comme il est de coutume chaque année depuis sa mort. Le rituel est immuable : rendez-vous est pris devant l’entrée du cimetière une demi-heure avant le début de la cérémonie. On y est accueilli par les membres du Marx Memorial Library [1], organisateur de la commémoration depuis 1933.
C’est l’unique jour dans l’année où le public peut pénétrer dans le cimetière sans devoir payer un droit d’entrée. Le cimetière de Highgate, plus petit que le père Lachaise, est plus romantique, plus fou que son homologue parisien. Ce n’est pas le nombre de personnages illustres qui s’y trouvent qui en fait un lieu unique, mais l’enchevêtrement anarchique de tombes pour la plupart envahies par la végétation. Il faut souvent marcher sur les sépultures pour parvenir à continuer son chemin, ce qui est non seulement toléré, mais conseillé par les autochtones. C’est un vrai cimetière à l’anglaise qui reflète le rapport appaisé que les Britanniques entretiennent vis-à-vis de la mort et des défunts.
Je retrouve quelques connaissances : un ex-étudiant, membre de la Young Communist League (YCL) qui travaille à l’ambassade du Vénézuela et la bibliothécaire du Marx Memorial. L’assistance est invitée à prendre le chemin serpenté qui tourne à gauche et parvient devant la stèle de Marx, à environ de 150 mètres de l’entrée.
Le buste de Karl Marx, en bronze, repose sur une surface rectangulaire en marbre. Sur le devant sont inscrits les mots célèbres du Manifeste communiste : “Workers of all lands, unite !” Ce buste a été sculpté par Laurence Bradshaw en 1955. Il souhaitait édifier un monument qui ne rend pas seulement hommage à un homme, mais aussi à un “grand esprit”.

Il pleuvine, le ciel est bas et gris, la foule est calme. J’imagine que ce fut peut-être le décor le jour de l’enterrement il y a 132 ans. Alex Gordon, le président du Marx Memorial, prend la parole. Il parle de Marx le londonien, qui vécut dans cette ville entre 1849 et 1883, après que les gouvernements allemand, français et belge, l’aient refoulé de leur territoire. Il y écrivit son oeuvre d’homme mûr et y ébaucha Le Capital, jamais achevé, mais dont les premiers écrits ont été patiemment édités par Engels. Gordon rappelle que Londres a été et demeure une terre d’accueil des réfugiés de la gauche révolutionnaire : les Communards après juin 1871, Marx, Lénine, Trotsky et Ralph Miliband, le père d’Ed, dont la stèle se trouve à quelques mètres, dans le “carré socialiste” du cimetière.
Le professeur Youri Emilianov, autrefois de l’Académie des sciences de l’URSS, prend la parole. Il célèbre le 70e anniversaire de la victoire de l’Armée rouge contre les Nazis. Lui succède Jean Turner, dirigeante du Communist Party of Britain, au propos tout aussi orthodoxe. Mais elle prononce son discours avec un accent posh, très “Hampstead liberal”, dans la tradition communiste britannique… J’apprends, incidemment, que le PC britannique revendique plus de 2,000 adhérents, chiffre assez étonnant pour un parti dont ne parle jamais dans les médias dominants et dont aucun dirigeant n’est connu du public. J’achète un exemplaire du Morning Star, organe de presse proche du Parti communiste, mais qui ouvre largement ses colonnes à la gauche travailliste (John McDonnell, Jeremy Corbyn et, jusqu’à sa mort, Tony Benn).
Les discours terminés, la foule entonne l’Internationale dans une version mondiovision étonnante, puisque chaque délégation étrangère chante les paroles dans sa langue ! On appelle les représentants de parti pour le dépôt de gerbes au pied du monument. Les Britanniques d’abord : les deux partis communistes et le Marx Memorial. C’est au tour des délégations étrangères : plusieurs partis communistes et du Travail d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie sont présents. Un voisin, membre du PC britannique, me confie : “C’est la première fois que les Cubains ne sont pas là. Ce n’est pas étonnant, ils ne croient plus au socialisme”.
La cérémonie se termine. Les participants se recueillent, s’embrassent, échangent des adresses, prennent de multiples photos devant la stèle de Marx. La petite foule se rend ensuite, comme toujours dans ce pays, boire une pinte au pub du quartier. Exceptés les Britanniques, inclassables, je me rends compte que dans cet attroupement, j’étais le seul européen.

Note
[1] Site du Marx Memorial Library : http://www.marx-memorial-library.org/
Twitter : @PhMarliere