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Billet de blog 6 mai 2012

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"Linha Vermelha" : retour à Torre Bela

Filmé en 1975, en pleine révolution portugaise, pendant l’occupation de l’immense propriété des ducs de Lafoes, «Torre Bela» est devenu une légende du film documentaire engagé, largement diffusé dans le monde entier.

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Filmé en 1975, en pleine révolution portugaise, pendant l’occupation de l’immense propriété des ducs de Lafoes, «Torre Bela» est devenu une légende du film documentaire engagé, largement diffusé dans le monde entier. Deux ans après la mort de son réalisateur, Thomas Harlan, est sorti récemment sur les écrans de Lisbonne «Linha Vermelha» (la ligne rouge), film sur le film du réalisateur portugais José Filipe Costa. L’analyse d’un mythe, avec ses grandeurs et ses petits secrets.

«Linha Vermelha» pose une question majeure, soulevée par Harlan lui-même, dont on n’entend que la voix : la présence de la caméra a-t-elle pesé sur l’action et sur le comportement des acteurs de cette épopée révolutionnaire ? La réponse est oui, on ne peut plus explicitement dans le témoignage du monteur italien de «Torre Bela», Roberto Perpignani. Ce qui inévitablement changera désormais le regard sur un documentaire sans commentaire, modèle du genre, dont le générique de fin proclamait, un peu vite, que «Torre Bela» ne comprenait «aucune scène reconstituée».

Ce grand moment de  spontanéité, de «cinéma-vérité» renvoyant directement au «Kino-Pravda» de Dziga Vertov, n’aurait-il été qu’un exercice de propagande ?  Interrogation d’autant plus troublante que Thomas Harlan était le fils de Veit Harlan, réalisateur propagandiste nazi et auteur notamment de l’infâmant «Juif Süss».

La réalité de cet épisode révolutionnaire, et du documentaire qui en faisait la chronique, est heureusement bien plus complexe que cela. Une ambivalence incarnée dans le personnage de Winston Filipe, principal animateur de l’occupation de «Torre Bela» et que l’on retrouve, 37 ans plus tard, paisible salarié d’une entreprise de transport, ayant perdu ses cheveux et ses illusions. D’acteur de l’occupation…et du film, «je suis devenu acteur de ma propre vie», confie-t-il dans «Linha Vermelha».

Si ce n’est le choix de Thomas Harlan et son équipe de tournage, la propriété de Torre Bela n’avait guère de titre pour passer à la postérité comme incarnation du mouvement d’occupation des terres par les paysans pauvres et ouvriers agricoles portugais déclenché par le soulèvement militaire du 25 avril 1974 qui porta le coup de grâce à la dictature exténuée de Salazar-Caetano. A 60 kilomètres au nord de Lisbonne, la «quinta» des ducs de Lafoes, une branche de la maison royale de Bragance, se situait hors de la zone d’intervention de la réforme agraire qui avait «légalisé» les nombreuses occupations des terres des latifundiaires au sud du Tage. Dans l’Alentejo «rouge», le mouvement allait de soi. Dans le Ribatejo, où les grandes «herdades» comme Torre Bela (1.800 hectares) étaient plus rares, la propriété agricole plus éclatée, l’occupation restera l’exception.

Un des moments forts de «Torre Bela», dont «Linha Vermelha» fait de nombreuses citations, est la confrontation entre Winston Filipe et un autre occupant qui refuse de céder à la coopérative en gestation la bèche dont il a besoin pour cultiver son propre lopin. Ces contradictions du mouvement social, pour parler comme un manuel de marxisme élémentaire, ont opposé violemment à l’époque les habitants de Maçussa et Manique du Intendente, les villages voisins de la quinta. Et partagent encore aujourd’hui les survivants de l’occupation ou leurs descendants. Notamment à propos de l’épisode le plus controversé, l’invasion de la demeure des Lafoes où les ouvriers agricoles, sous l’œil d’une caméra qui les encourage,  découvrent un univers des «maîtres» jusque là inaccessible, fouillent dans les armoires et les photos de famille. Torre Bela, entièrement pillée (mais pas nécessairement par les premiers coopérateurs) a été rendue à ses propriétaires au début des années 80. Elle est aujourd’hui en ruine et pratiquement à l’abandon.

La caméra de Thomas Harlan est représentative de ce «tourisme révolutionnaire» qui fit converger vers Lisbonne tout ce que l’Europe (et Saint-Germain des Près en particulier) comptait de révolutionnaires déçus de l’échec de Mai 68 et des mouvements similaires, parfaitement ignorants des réalités politiques portugaises. Comme le relève ironiquement Perpignani dans «Linha Vermelha», «la Chine et Cuba étant trop loin, le Portugal c’était la révolution au bout de l’autoroute du Sud». Harlan lui-même y indique qu’il comptait pour la diffusion de son film en France et en Italie sur «le groupe autour de Serge July et Lotta Continua».

En novembre 1975, un contre coup d’Etat «démocratique» met fin à l’offensive du PCP d’Alvaro Cunhal et des éléments les plus radicaux du MFA (Mouvement des forces armées). Isolé dans une Europe démocratique et prospère sortant à peine des Trente Glorieuses, le processus révolutionnaire portugais (le «PREC») cède à la place à la normalisation. Coupé du reste du continent pendant un demi-siècle par la dictature salazariste, le Portugal va rejoindre la famille européenne. A Torre Bela, les automitrailleuses du retour à l’ordre succèdent aux officiers chevelus venus fraterniser avec les occupants. Les leaders seront jetés en prison à Caxias puis libérés sans procès après quelques mois. L’expérience de la coopérative sera relancée brièvement avant de sombrer dans les difficultés économiques et l’oubli.

Restent le documentaire et maintenant le documentaire sur le documentaire, où le critique portugais Augusto M. Seabra voit un «exercice critique et analytique d’une pertinence rare» devant désormais «figurer dans les programmes, les classes et les cours de formation cinématographiques».

Et au delà du cinéma ? Dans l’entretien qui ouvre «Torre Bela» au début de l’occupation, le duc Dom Miguel livre une observation ouvrant un champ très actuel de réflexion. En français,  il confie à Thomas Harlan (lui-même parfaitement francophone) que la famille avait décidé, quelques années plus tôt, d’abandonner l’agriculture pour la sylviculture, mieux adaptée au sol de cette propriété et surtout, c’est implicite, bien moins gourmande en emplois. Or, c’est le manque d’emplois qui précipite l’occupation des terres et la création d’une éphémère coopérative.

Mais surtout, cette mutation préfigure ce qui sera le fourvoiement agricole du Portugal. Le rattrapage économique accéléré par l’entrée dans l’Union fédérative va vider les campagnes et remplir les banlieues, surtout autour de Lisbonne. Au nord et au centre sud du pays, les terres abandonnées sont livrées à l’eucalyptus et au pin, alimentant une industrie de la pâte à papier en pleine expansion. Et chaque été, le feuilleton tragique des feux de forêt. Autosuffisant sous Salazar, qui pratiquait l’autarcie économique adossée à l’empire colonial, le Portugal a basculé très vite ans la dépendance aux importations, même dans des productions traditionnelles comme le riz et l’huile d’olive.

La Politique agricole commune (PAC) de l’UE, dont les subventions sont au Portugal concentrées à l’extrême sur un tout petit nombre d’exploitations (notamment celles dans anciens latifundiaires de l'Alentejo réinstallés après l’abandon de la réforme agraire) pour les aides directes, a aggravé cette dérive. Rappelons que l’entrée dans la crise du Portugal, bien avant les autres pays de la périphérie de la zone euro, trouve son origine avant tout dans ce déséquilibre de la balance des paiements.

Mais la roue tourne. Un mouvement de retour vers l’intérieur désertifié et vers la vie rurale s’amorce, sous la pression de la crise. Investissements à la clef, l’autosuffisance en huile d’olive est en vue, comme pour l’énergie (hors transport) grâce au solaire et à l’éolien. Les exportations sont devenues le principal moteur de l’activité économique et le tourisme est en forte expansion. Le gouvernement de centre-droit, qui gère le pays en fonction d’un mémorandum signé avec la troïka UE-FMI-BCE, voudrait contraindre les propriétaires laissant leurs terres à l’abandon à les céder ou les louer à ceux qui sont prêts à les exploiter. «La terre à ceux qui la travaillent»? Retour à «Torre Bela».

PS: dans une vie antérieure, j'ai été impliqué, à une place très modeste, dans le "PREC" portugais et je conserve un souvenir très fort du mouvement d'occupation des terres à Montemor-o-Novo, sans pouvoir prédire à l'époque que l'Alentejo serait un jour ma terre d'acceuil.