Quand Eric Scherer était directeur, stratégie et partenariats, à l'Agence France-Presse, un syndicat de journalistes (dont on taira le nom par charité, mais les autres étaient au fond du même avis) avait demandé à la direction de l'agence l'interdiction de parution d'AFP Mediawatch. Des journalistes qui exigent la censure, ce n'est déjà pas mal. Mais il y a pire, le motif.
Cette publication trimestrielle, sous forme électronique et plus curieusement, compte tenu de son objet, en version papier, avait le tort d'annoncer trop de «mauvaises» nouvelles: celles de la révolution technologique, industrielle, éditoriale et sociale imposée à la presse et aux journalistes par l'irrésistible irruption de l'Internet dans un secteur plongé à son tour dans une crise existentielle.
Comme quoi, il n'y a pas que chez les hommes politiques que le syndrome du déni fait des ravages. Depuis Eric Scherer a quitté l'immeuble poussiéreux de la place de la Bourse (on ne vous dira pas comment il avait surnommé ce lieu) pour contribuer à faire basculer sur la toile un autre haut lieu du conservatisme syndical «à la française». Et AFP Mediawatch qui avait acquis dans la profession, hors de l'Agence et des frontières de l'Hexagone, et comme son auteur, une notoriété méritée, a donné naissance à un livre: A-t-on encore besoin des journalistes?, sous titré Manifeste pour un journalisme augmenté.
La première partie du livre, La révolution de l'information, reprend et prolonge la chronique d'AFP Mediawatch, très (trop?) marquée par les bouleversements, les concepts, les réflexions venus des Etats-Unis : les journaux qui disparaissent, les salles de rédaction dont les effectifs fondent comme neige au soleil, le magistère des journalistes contestés par les «experts» et les blogeurs, l'envahissement de la production des nouvelles, autrefois chasse gardée des «hacks», par les réseaux sociaux (même si, date de publication oblige, il y manque le chapitre majeur des révolutions arabes), les algorithmes remplaçant les cerveaux.
Ce panorama d'un paysage en constante évolution est à la fois érudit et vivant, de la veille technologique au meilleur sens du terme.
Dans ce maelström, c'est le quotidien papier, à la fois cher, pauvre, aux recettes publicitaires évanescentes et au lectorat cacochyme, qui est le plus malmené, la radio résistant plutôt bien et la télévision ne perdant rien pour attendre, avec l'arrivée de la TV connectée (Apple TV anyone?). On souhaite bonne chance à France Télévision (et surtout au malheureux contribuable français qui la fait vivre, comme l'AFP au demeurant).
Quand une industrie traditionnelle disparaît sous l'effet d'une révolution technologique, les métiers qui en vivaient et la faisaient vivre l'accompagnent généralement dans la tombe: certes, il existe encore des cochers de fiacre et des métiers à tisser manuels mais à l'état de résidu folklorique. Les journalistes vont-ils subir le même sort, sont-ils condamnés au destin des copistes médiévaux après l'invention de l'imprimerie? A nos jeunes confrères (il enseigne d'ailleurs à l'école de journalisme de Sciences-Po), Scherer explique que ce n'est pas fatal. A condition de porter un regard lucide sur la modification de ce qu'on appelle, chez les militaires, les «règles d'engagement».
La chance du journalisme, c'est ce qu'il appelle «l'infobésité». C'est comme pour l'impôt, trop d'info tuerait l'info. Dans le flot discontinu d'eau claire et de boue (le meilleur et le pire du net) qui se déverse quotidiennement sur la Toile, le journaliste sera l'orpailleur, celui qui extrait les pépites ayant une valeur informative et garantit leur authenticité.
Scherer identifie les «quatre missions principales» du journalisme : la collecte de l'information; l'enquête et l'investigation; le tri, la vérification, la hiérarchisation, la mise en perspective ; l'analyse et le commentaire. La première et la dernière sont désormais «partagées» (avec le public plus ou moins averti dés lors que quiconque peut se manifester sur le Net ou même créer son média) et la seconde «menacée en raison d'un assèchement progressif et rapide des ressources financières et donc éditoriales».
Reste donc la troisième mission, le tri et la vérification, pour laquelle le journaliste disposerait encore d'un avantage concurrentiel. Mais pas le journaliste de papa, pontifiant, professoral, autiste pour tout dire. Non, le journaliste «augmenté». Augmenté de l'audience, qui participe désormais directement à la fabrication et au contrôle de l'information. Augmenté de ses pairs, c'est-à-dire ouvert à une coopération tous azimuts entre médias. Augmenté encore des liens (c'est devenu banal) mais aussi de toutes les nouvelles technologies mettant en scène le son, l'image, les données, etc. Augmenté enfin de «valeurs ajoutées»: «il faut, écrit Scherer citant Jay Rosen, positionner l'information comme un service et non plus comme un contenu».
Mais franchement, si cela consiste pour le journaliste, à «se trouver là où le public n'est pas et avec des gens auxquels ce dernier n'a pas facilement accès», on ne voit pas très bien où est la nouveauté. L'accès, la présence, le réseau, le carnet d'adresse, dans un calepin ou un IPhone, ont toujours été au cœur du métier. Certes stimulées par l'apparition des nouveaux outils, nombre des «augmentations» (la liste est longue) suggérées par l'auteur ont, nous semble-t-il, toujours fait partie du bagage du journaliste digne de ce nom, sauf à considérer qu'il n'était qu'un simple porteur de communiqués ou enregistreur de déclarations. La «mise en perspective», la «conceptualisation», «connect the dots»? C'est nouveau, ça?
On est un peu face à M. Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir. Une réflexion plus intéressante consisterait à se demander s'il ne s'agit pas plutôt, la technologie aidant, de redécouvrir des valeurs traditionnelles qui ont été noyées dans la confusion croissante, depuis quelques décennies, entre information et communication, sous la pression des pesanteurs industrielles de la presse (antérieures au web), de la perte d'indépendance des médias, du déclassement social (par partout ni pour tous) des journalistes. Internet permet (impose) à des journalistes de devenir des entrepreneurs: révolution ou retour aux sources?
Quant à la prise de pouvoir par l'audience, la fréquentation des commentaires des sites d'information généralistes suffit à en comprendre les limites. Les véritables contributions sont rares, les experts autoproclamés pullulent, les «complotistes» en tout genre et autres trolls font fuir les lecteurs de bonne foi et les règles élémentaires de la civilité sont sacrifiées sur l'autel de l'anonymat. Pour une rubrique «Alphaville» du Financial Times, combien de défouloirs sans intérêt?
Assurément, ces réserves sur le «journalisme augmenté» conduiront peut-être Eric Scherer à classer l'auteur de ces lignes, âge avancé et ancienneté professionnelle à la clef, dans le camp de ce qu'il appelle la «contre-réforme», ceux des journalistes pour qui l'Internet, c'est le mal et il faut d'urgence faire rentrer le génie dans la bouteille. Il n'en est rien. Mais on a appris, avec Tocqueville, qu'aucune révolution ne fait complètement table rase du passé et celle de l'information n'échappera pas à la règle. Pour le meilleur et pour le pire.
Et l'AFP dans tout ça? Comme Byzance qui discutait du sexe des anges quand les Ottomans étaient à ses portes, elle est très occupée à débattre du point de savoir s'il convient, ou non, de réformer le statut de 1957. En effet, il n'y a rien de plus urgent.
Eric Scherer, A-t-on encore besoin des journalistes ? Puf.