Je dois saisir de nouveau la tribune de De rerum urbi, ce soir, à propos des attentats du vendredi 13 novembre, que tout le monde sait. Et je veux faire part de mes inquiétudes. Je terminais Ne laissons pas s’installer l’esprit de guerre par l’expression de mes craintes ; la dynamique politique qui s’ébauche tend à les confirmer.
Pourtant, la journée du lendemain n’a pas attendu pour me rassurer sur la question de notre résilience en tant qu’humanité : l’empathie, la générosité, la fraternité se rappelaient aux français dans leurs gestes et dans les mots qu’ils échangeaient — et même plus qu’aux seuls français. Le temps était au soin, et la colère n’a dominé que l’espace du premier sanglot. D’ailleurs, aujourd’hui encore, ce soir même, les réseaux sociaux charrient des terraoctets de soutien, d’affection, d’humanité, et l’espace public est pour le moment dans les mains de ceux qui le font pour de vrai ; les internautes qui s’en préoccupent, et non les chaînes officielles qui tractent ce qu’on leur dit d’asséner. Et sur internet, les coupables ne sont pas les terroristes qui passent pour n'être que des instruments ou les conséquences d'actes coupables, à commencer par la guerre que la France a déclaré à un territoire étranger au nom de l'ingérence. Non, la démocratie n'est pas le meilleur modèle universel, et, de toute façon, ne s'obtient pas de l'extérieur.
Mais François Hollande et Manuel Valls donnent les signes d’un durcissement de leurs positions, et s'engagent en Syrie, comme d'autres l'ont fait en Libye, dans une guerre armée. Pourquoi ? Certainement pas pour nous protéger. À contre-courant du peuple et de nombreux experts, qu’il s’agisse d’islamologues, de sociologues, de juges, de philosophes ou d’autres politiciens. Le Parti Socialiste se prépare à lever le voile démocratique sur la réalité ploutocratique de notre république.
Bien sûr, il y a les actions économiques qui, depuis le début du mandat de François Hollande, plaident en faveur d’une politique unique, dans le prolongement de son prédécesseur à l’Élysée, le si médiocre Nicolas Sarkozy, que l’on imaginait l’exemple isolé d’un homme complètement soumis aux décisions de la finance et de l’industrie. La politique sociale mise en œuvre par les gouvernements de Manuel Valls, et notamment les lois Macron, sont l’illustration explicite et brutale d’une société de castes où règne une classe sociale, qui manifeste une égale estime pour les pauvres de leurs pays que pour la planète et les animaux. Les faibles ont tort de l'être et les forts raison d'en jouir. Cette logique érigée en loi sociale est ce que j'apelle le fascisme diffus. Ces politiciens, cyniques, complètement détachés de la réalité sociale du peuple dont ils draguent le reliquat de voix à chaque échéance électorale (une ministre du travail qui ne connaît pas les conditions de renouvellement des différents contrats de travail, un ministre qui croit que le SMIC est à mille-cinq-cents euro, des cumuls de mandat et de salaires hallucinants, un président pour qui le peuple est « sans-dent », et je n’évoque qu’en passant la corruption, les détournements de fond, les salaires intouchables, etc), considèrent tout cela comme normal. Et beaucoup de citoyens lambda, convaincus que la violence est le seul ordre de la nature, soutiennent ce système grotesque et pyramidal.
Ils sont légitimes à régner sur nous, eux qui sont supérieurs, eux qui vivent une vraie vie, digne d’être vécue et d’être enviée ; eux qui sont riches. Pour réclamer de la dignité, il faut se débrouiller pour faire fortune ; et — génie du capitalisme —, il suffit donc de travailler dur et de mériter sa réussite ! Si l’on ne réussit pas à être riche, c’est qu’on est médiocre et qu’on ne le méritait pas (retour hallucinant de la transcendance). Qu’on se le dise, une fois pour toutes et haut et fort : il n’y a que les vainqueurs qui travaillent dur, les autres sont des fainéants à la charge des vrais travailleurs ! Une femme qui fait des ménages de nuit dans des bureaux, et d’autres ménages en matinée ou en après-midi pour nourrir ses enfants ne travaille pas dur ? Je parle d’une femme parce qu’elle travaille aussi dur et gagne encore moins d’argent qu’un homme. Notre classe politique est non seulement ploutocrate mais aussi machiste. Et il serait malhonnête ou dangereux de croire que ce sont là d’autres débats — tout est lié, et j’implique évidemment le traitement que cette classe politique, qui court après le profit avec autant d’intelligence et d’élégance qu’un chien court après sa queue, réserve à l’environnement.
Les décisions qui vont être prises, demain, par cette caste dirigeante bien plus que par le seul Parti Socialiste, ne seront que la révélation d’une dictature fondée sur la force — où la force est incarnée par l’argent. Si l’on souhaite tuer DAESH, il y a des solutions, longues, beaucoup plus radicales et efficaces que le chant des armes, bien plus délicates, difficiles et courageuses que l’éloge à la haine. Sans trop verser dans le lyrisme, nos dirigeants, depuis bien longtemps, ont fait allégeance au pouvoir, à la mort et à tous les avatars du nihilisme actif nietzschéen.
Le Congrès risque de voter trois mois supplémentaires d’état d’urgence. Trois mois pendant lesquels les préfets peuvent frapper d’interdiction les réunions dans des lieux publics, fermer les espaces municipaux, communaux, instaurer des couvre-feux, trois mois pendant lesquels la juridiction militaire prend la relève sur tous crimes et « affaires connexes » (expression juridique suffisamment vague pour susciter l'effroi), trois mois pendant lesquels tout domicile peut être perquisitionné sur simple suspicion et sans passage par un juge, jour et nuit ; et cela au nom de notre sécurité. On a écrit que François Hollande tombe dans le piège des terroristes ; c’est sans doute vrai. Mais sans verser dans la théorie du complot, je crois qu’il y a là quelque opportunisme de caste. On nous infantilise, comme irresponsables, comme « sans-dents », incapables d’avoir de l’argent et de savoir ce qui est bon pour nous ; on nous met sous tutelle. Nous ne sommes plus un peuple de citoyens libres et dignes, nous sommes des créatures débiles qu’il faut protéger de tout traumatisme.
Nous nous enfonçons, donc, dans la séparation des réalités entre la classe ploutocratique et le peuple. Ingénieusement structuré par le rapport à l’argent, ce nouveau mode de distribution du pouvoir permet de laisser entrer de temps en temps de nouveaux acteurs, maintenant l’illusion du possible et verrouillant le système. Ceux qu’animent le désir de liberté, qui prennent la parole et se font connaître par leur volonté de révolutionner la société, devenant célèbres auprès du peuple, s’élèvent, entrent dans les palais du pouvoir médiatique et sont vite convertis à la protection de leur nouvelle richesse. Ainsi, le conservatisme bourgeois de tout bien cadenasse la réalité politique et nous ne sommes pas prêts de changer. Il faudra attendre de vrais drames, intérieurs cette fois, pour que le peuple se soulève. Mais alors des lois liberticides, dont certaines seront votées dans les trois prochains mois et dans la continuité des lois de surveillance de masse, permettront de mater ce peuple ingrat.
Voyez le traitement quasiment anti-terroriste appliqué aux « voyous » qui ont osé déchirer les chemises de généreux PDG, juste parce que ceux-ci faisaient un chantage à l’emploi de plus de deux mille postes. Aujourd’hui nous nous rappelons dans la douleur le sens du mot terrorisme ; aujourd’hui nous sommes forcés de voir qu’aucune loi de surveillance n’a pu nous en protéger et qu’on ne cherchait peut-être pas à nous en protéger. Depuis vendredi, nous savons que la lutte contre le terrorisme est utilisée à tort par des politiciens dont la priorité tient plus à la sécurité de leurs pouvoirs que de celle de nos vies. Et cela souligne et surligne l’iniquité dans l’application des lois de contrôle du peuple. Notre classe politique n’a aucune éthique. En a-t-elle jamais eu ? Je l’ignore, mais au moins, jadis, nous élisions des intellectuels, des gens qui ne s’étaient pas satisfaits d’être formés à régner comme l’enseigne l’ENA.
J’ai bien plus confiance dans la déclaration des Anonymous qu’en celle des dirigeants de mon pays. Le discours belliciste et brutal de Manuel Valls, et le décalage de celui de François Hollande me terrifient par l’obsolescence des moyens qu’ils saisissent. Oui, monsieur le Président, des actes de guerres ont été commis vendredi soir à Paris. Mais pourquoi ? Jacques Chirac avait protégé la France en n’allant pas mener des guerres iniques et industrielles dans ces régions où nous n’avons rien d’intelligent à faire. Aujourd’hui, une cyber-guerre fera beaucoup plus de mal à DAESH que des bombardements. Nos dirigeants ne sont pas capables de nous proposer un projet de civilisation qui puisse nous faire rêver et nous impliquer dans une ambition nationale dont nous serions fier. Aucun d'entre eux n'a de vision supérieure de l'esprit républicain, et celui-ci se conditionne çà et là d'ambitions présentéistes et personnelles. Non, nous sommes endoctrinés pour le pire, encouragés à la violence, clivés dans une surenchère du mépris d'autrui et sommes condamnés à n'avoir que les choix de la mesquinerie : j'en veux pour preuve la posture hallucinante du chef de l'opposition. Quand pourrons-nous voter par choix, par enthousiasme, et non par nécessité ? Qu'attendons-nous pour rappeler aux politiciens qu'ils n'ont pas beaucoup plus d'humanité que les djihadistes ?
Je veux terminer cet article sur deux choses.
Dire qu'il faut « refuser l’esprit de guerre » et ne pas « le laisser s’installer » ne signifie pas qu’il ne faut pas détruire DAESH. Je veux participer autant que faire se peut à l’anéantissement de DAESH — et de toute organisation terroriste. Mais l’arme à feu n’est pas mon outil pour cela, pas plus que les bombes ou tout autre vecteur de massacre. Nous sommes au XXIe siècle et nous avons largement eu le temps de réinventer la guerre. Celle qui pourrait commencer, si nos dirigeants la choisissaient plutôt que de s’engouffrer dans la violence et la haine, qui sont autant d’avatars qu’ils sont habitués de servir et d’utiliser, serait une guerre de puissance. Une guerre de pédagogie, d’analyse, de décryptage. Cette guerre ne pourrait, d’ailleurs, être menée par des politiques car ils n’y devraient être que relais. Je ne suis ni politicien ni militaire. Je propose une toile de fond réflexive aux décisions qui seront prises demain, qui ne soit pas tournée vers la loi de Talion. Il faut peut-être cesser d'attendre des intellectuels qu'ils pensent pour nous, et concevoir qu'ils ne sont là que pour nous encourager à penser, par nous-même. Nous devons inventer notre génération d'acteurs citoyens, et refuser le modèle des gourous qui fut celui de nos parents. Or le leitmotiv de mon article est de penser l'éducation citoyenne différemment de ce qu'elle propose aujourd'hui.
Concrètement, si l'on peut dire, cette guerre repenserait le rapport à la culture à toutes les strates de notre société. Car oui, je crois que, sur du long terme (sur un terme dépassant le temps politique scandé par les mandats, temps que j’ai bien peur de voir distendu par François Hollande), cela peut changer le monde et diminuer très sérieusement le terrorisme, DAESH en première ligne. Les actions concrètes que j'encourage sont là : pousser sans cesse les gens à interroger les motifs de leurs haines, les origines de leurs préjugés et donner les outils au plus grand nombre de la pensée critique. Introduire des barrages encyclopédiques et libres de tout formatage aux cibles idéologiques des prédicateurs en tout genre. Le modèle actuel d'éducation veut formater des consommateurs obéissants, et des chiens de garde serviles au lieu d'élever des citoyens libres et dotés des clefs de compréhension suffisants pour participer à la société civile. Où est donc le pensum des encyclopédistes ? Un néo-Ancien-Régime, fondé sur la bourgeoisie et non plus sur le sang, semble l’avoir balayé. On nous musèle par des activités professionnelles aussi humiliantes qu’épuisantes.
Bien sûr, il y a des solutions politiques et cette caste pourrait avoir là son utilité. Il faudrait couper sérieusement les ressources économiques des instances terroristes (et ne pas acheter leur pétrole parce qu'il serait moins cher, par exemple), condamner toute iniquité à l’international (comme ce qui se passe impunément dans la bande de Gaza mais aussi en Afrique de l’ouest, en Égypte) sans se permettre d’ingérence. Condamner ce qu’il se passe dans un pays, boycotter les ressources de son gouvernement, oui, y aller pour infantiliser son peuple et le mettre sous une tutelle idéologique inadéquate voire hostile à sa tradition culturelle, non. Couper toute relation avec les pays qui nourrissent ou soutiennent ces mouvements, coordonner une aide sérieuse, tant matérielle que sanitaire et culturelle, aux populations susceptibles d'adhérer aux discours intégristes.
Il faut que nous repensions en profondeur les conditions du pacte social : lorsque la finance et les industriels le violent, ils doivent être punis à égale mesure que le sont les salariés qui le violent. La criminalité en col blanc n’a jamais autant bénéficié de l’impunité générale qu’aujourd’hui ; évoquons seulement la perte fiscale des transnationales qui jouent de montages financiers pour ne pas payer d’impôts. Soit tout le monde joue avec les mêmes règles, soit tous sont autorisés à perpétrer l’anarchie. Voilà pour la première chose : redéfinir la valeur et l’importance du pacte social en choisisant la vie comme enjeu majeur. Toute force de vie que l'on protégerait de n'importe quel avatar morbide ; et le ludisme à tous prix, le caprice et la quête exclusive de la satisfaction sont forces de mort en tant qu'elles inhibent l'esprit critique.
Quant à la seconde, c’est la communication. Nous devons adapter notre modèle sociétal à notre technologie. Une révolution numérique est muselée, en 2015, et j’en veux pour preuve les arguments des lois sur la surveillance de masse : la génération en majesté cherche à garder le plus longtemps possible les potentialités du pouvoir numérique hors de leur sphère d’influence. Il n’est plus question de penser la société sur la jouissance de la liberté, acquise par la démocratie, mais de protéger cette liberté. Les réseaux sociaux sont une promesse formidable de démocratie et de possibilités. Et pour la préserver, il faut l’alimenter, non la limiter comme on cherche à nous le faire croire en nous bourrant le crâne avec des exemples qui, loin d’être des infractions, ne sont que des impolitesses et des injures. Dans une société de la liberté d’expression, nul n’est forcé de donner du crédit à ce qu’il désapprouve et cela tient même de l’engagement citoyen que de ne relayer que ce que nous encourageons. Le choix et la consommation permettent de passer sous silence ce que nous désapprouvons. La liberté d’expression est corollaire de la capacité de consommer.
Il faut user de cet outil technologique et mettre enfin en place des passerelles entre les différents pôles culturels de la nation (religieux, traditionnels, géographiques), en interdisant pour de vrai toute incitation à la haine. En Israël, la culpabilité d’un génocide n’effleure pas notre classe politique parce que les Palestiniens ne sont pas des êtres humains, mais des pauvres rongés par le terrorisme. La dignité d'un être humain ne dépend donc que de son porte-monnaie. Les réseaux sociaux tendent à les sauver de la disparition, et rendent une dignité humaine de citoyen du monde à tous les négligés de l'histoire politique. L’absence totale de communication entre les communautés est le milieu naturel de la destruction, où s’épanouit systématiquement la guerre. Beaucoup d’Israéliens sont déchirés, esthétiquement et moralement, par les massacres de la bande de Gaza : mais leur gouvernement prend des décisions.
Repenser, donc, les mécaniques du discours politique contemporain en apaisant les relations entre communautés. En un certain sens, ce n'est pas qu'il faut que nous laissions un monde meilleur à nos enfants mais, et je reprends une idée qui circule beaucoup sur les réseaux sociaux, qu'il faut que nous fassions nos enfants meilleurs humains que nous ne l'avons été, pour le monde. N'est-ce pas significatif que le thème de littérature cette année, au concours de l'Agrégation de Lettres Modernes, soit la fin d'un monde ?
C’est bien simple, depuis les années 2000, nous nous demandons si nous nous dirigeons vers une société de l’utopie réalisée ou une société de l’horreur. Nos politiciens sont irresponsables : ils découvrent que nous sommes en guerre et s'indignent de l'acte de guerre de vendredi ; mais sinon eux, qui a décidé d'entrer en guerre ? À moins que ce ne soit plus du jeu lorsque l'adversaire, que l'on agresse (aussi illégitime soit-il à être, ce n'est pas sur notre territoire et la Syrie ne nous a rien demandé), se met à attaquer aussi ? Combien de temps encore l'hypocrisie de l'idéologie démocratique comme propagande de guerre occidentale va-t-elle durer ? C’est à nous de choisir puisque les politiciens ne prennent pas la mesure de leurs responsabilités et préparent les remparts derrière lesquels ils finiront, un jour, par devoir se retrancher. Il faudra leur imposer notre Pax Populus, la paix du peuple.