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Billet de blog 11 août 2013

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De la liberté et de la responsabilité

La liberté conditionne la connaissance et la connaissance conditionne la liberté. Ainsi, nous ne sommes jamais aussi libres que lorsqu’on chemine en direction de la connaissance, et nous n’avons jamais autant la possibilité de connaître qu’en étant libres. Ces deux principes sont interdépendants.  

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La liberté conditionne la connaissance et la connaissance conditionne la liberté. Ainsi, nous ne sommes jamais aussi libres que lorsqu’on chemine en direction de la connaissance, et nous n’avons jamais autant la possibilité de connaître qu’en étant libres. Ces deux principes sont interdépendants.  

C’est la raison pour laquelle le fameux argument théologique du « Dieu caché » développé par saint Augustin, argument selon lequel Dieu se mettrait en retrait pour ne pas s’imposer à l’Homme et lui laisser ainsi la possibilité d’exercer son libre arbitre (et de croire en Lui ou pas) est un argument spécieux, car si Dieu existe, Dieu étant omniscience, donc la connaissance de tout, se soustraire à l’Homme revient à le laisser dans l’ignorance, or l’ignorance n’est pas un facteur de liberté, mais d’enfermement. L’ignorance est la condition de l’enfermement et l’enfermement celle de l’ignorance. C’est bien parce que l’Église catholique romaine ne souhaitait pas que les êtres humains puissent être libres de penser par eux-mêmes qu’Elle a fait régner l’ignorance des siècles durant en commençant par ne pas rendre accessible les Saintes Écritures, alors seule et unique source de connaissance pour le commun des mortels, et ce, en dépit de la traduction de la Vulgate entre la fin du  IVe et le Ve siècle par saint Jérôme (à la demande du pape Damase 1er dont il fut le secrétaire particulier), tout simplement parce que le clergé était indispensable pour la compréhension et l’interprétation des Écritures. La Vulgate (le latin vulgata signifie « rendue accessible, rendue publique ») est la traduction latine de la Bible directement à partir de l’hébreu pour l’Ancien Testament, la précédente bible latine, la Vetus Latina (« vieille bible latine ») étant traduite depuis le grec de la Septante. Pour autant, la différence entre les deux versions bibliques est essentiellement d’ordre stylistique.

Pendant des siècles, les êtres humains, pour la plupart croyants, de gré ou de force, « croient savoir », et cette croyance  leur tient lieu de connaissance. Avant d’aller plus loin, il convient d’établir un distinguo entre le savoir et la connaissance. Le savoir est du côté de l’acquis, la connaissance du côté du cheminement, d’un processus (infini). Le savoir est plus un outil (un levier permettant d’avoir prise sur la réalité), et la connaissance plus une fin en soi (une « quête »). Revenons à nos moutons. Encore aujourd’hui, les croyants (catholiques ou protestants), même s’ils sont moins nombreux en Occident depuis la désaffection des Églises, qui a commencé depuis près  d’un siècle, continuent de croire savoir, et, ce faisant, penchent plus du côté de l’ignorance que de la connaissance (l’ignorance est un état, contrairement à la connaissance, qui est évolutive). Le problème est le même dans l’islam, où les croyants se qualifient de musulmans, ce qui, en arabe, signifie « soumis » (à Dieu). La soumission s’oppose à la liberté, et, partant, à l’accès à la connaissance.  Pour en revenir au christianisme, force est de constater que l’Église catholique romaine a dû faire des concessions à la science, des concessions devant la recherche de la vérité scientifique, des concessions devant l’évidence qu’Elle s’est employée à nier par tous les moyens des siècles durant. Ainsi, il lui a fallu se résoudre à accepter l’idée que le soleil ne tournait pas autour de la Terre, même si, au début du XVIIe siècle, elle avait forcé Galilée à abjurer sa théorie de l’héliocentrisme en 1633 sous peine de finir au bûcher pour hérésie. Elle a aussi dû se résoudre à accepter l’idée que les origines de l’Humanité ne remontaient pas à 4000 ans tout ronds avant l’ère chrétienne selon le calcul du nombre de générations depuis Adam jusqu’à Jésus (une évaluation communément admise jusqu’au XVIIIe siècle[i] ), mais à une date beaucoup plus reculée : l’apparition d’Homo sapiens remonte entre à -200 000  ans avant l’Ère commune, et celle des premiers représentants  du genre Homo, Homo ergaster entre autres, autour de -2 millions d’années, des dates qui ne cessent de  reculer au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans la nuit des temps pour retrouver les origines de l’Homme. Néanmoins, et malgré ces concessions à la science, à la marche vers la connaissance et à la vérité du réel, les croyants catholiques pratiquants du XXIe siècle continuent de croire dur comme fer que Dieu a fait l’Homme a son image, ce qui fait dire à Voltaire que si c’est le cas, alors « nous le lui avons bien rendu », et, plus près de nous dans le temps, à André Comte-Sponville (philosophe tenant d’un « matérialisme ascendant ») que «  cela ferait douter de l’original. Que l’homme descende du singe paraît bien davantage (…) ressemblant. »

C’est quand on croit savoir qu’on fonde un dogme alors que le propre de toute réelle connaissance est justement la capacité de se remettre en cause. C’est ainsi que, il y a deux ou trois ans, le paléoanthropologue Yves Coppens reconnut s’être trompé au sujet de Sapiens et de Neandertal dont il avait affirmé qu’ils étaient incompatibles, après que fut rendu public en mai 2010 le résultat de recherches menées par une équipe internationale à l’Institut Max Planck de Leipzig, qui, établissaient avec certitude que 4% de notre génome étaient issus de Neandertal. Preuve que l’homme moderne provenait d’un mélange entre ces deux représentants d’Homo, à moins que Neandertal et Sapiens aient eu un ancêtre commun qu’il nous reste à découvrir. Toujours dans le même domaine, la découverte au Tchad du fossile Toumaï (considéré comme le représentant d’une des premières espèces de la lignée humaine), en 2001, et dont l’âge remonte à environ sept millions d’années, mit singulièrement à mal la théorie alors en vogue de l’East side story, théorie selon laquelle, à partir d’une souche commune, deux populations de primates auraient été isolées et deux lignées évolutives et auraient divergé en raison de la formation du rift (cassure géologique séparant la Corne d’Afrique du reste du continent apparue il y a 10 millions d’années), laquelle aurait conduit à une différentiation climatique et environnementale majeure entre la région à l’ouest, humide et arborée, et la région de l’est, plus sèche et vouée à la savane. La simple présence de Toumaï il y a 7 millions d’années, à 2500 km à l’ouest du rift, rendait tout simplement nulle et non avenue la théorie. Mais il n’en demeure pas moins que l’établissement de ce modèle fut utile en son temps dans la mesure où il permit de jeter une passerelle par-dessus le vide et de progresser en paléoanthropologie. Les théories ne sont jamais que des échafaudages appliqués contre la  façade (aux multiples facettes) du réel pour procéder à son examen. L’échafaudage est un moyen, non pas une fin. La seule fin, c’est la réalité de la façade qu’on ravale, qu’on révèle. L’échafaudage, temporaire, est voué à disparaître même si on prend parfois l’échafaudage pour la façade elle-même.

Le dogme est la marque de la croyance, non pas de la connaissance. On ne fonde jamais un dogme que pour se défendre du doute. Qui ne doute pas ne sait pas, mais croit savoir. Le doute est l’élément moteur de la connaissance, qui n’avance qu’en l’incorporant, non pas en le niant. La foi, dont Jean Baudrillard dit qu’elle « est un défi à Dieu d’exister » est une stratégie défensive qui permet de se prémunir du doute, quoi qu’en disent les croyants. Avoir la foi, c’est avoir un voile entre soi et le monde, qui permet d’estomper, d’atténuer, d’occulter à loisir tout ce qu’on ne souhaite pas voir de la réalité. La foi, fille de notre peur », comme dit Comte-Sponville. Le philosophe enfonce le clou : « La racine la plus secrète des religions, et la plus profonde, c’est peut-être tout simplement l’égoïsme. Vouloir qu’un Dieu s’intéresse à nous, nous observe, nous aime, nous sauve… Quel narcissisme ! Religieux est tout homme qui n’arrive pas à comprendre qu’il n’a aucune importance. Ainsi, nous le sommes tous. »

La liberté conditionne la connaissance et la connaissance la liberté, avais-je commencé. Rien n’est plus vrai que les chemins de la liberté, rien n’est plus escarpé, plus périlleux aussi. La liberté fait longer des précipices, ses sentiers sont souvent vertigineux. Dans L’insoutenable légèreté de l’être, Milan Kundera écrit que le vertige, c’est « un étourdissant, un insurmontable désir de tomber », et « qu’avoir le vertige, c’est être ivre de sa propre faiblesse ». La liberté est chose difficile pour l’homme, car elle le confronte à ses propres faiblesses. Prendre le voile, prendre la foi, est une manière de restreindre sa liberté, et, ce faisant, d’échapper aux sentiers vertigineux des sommets.  

De fait, ce n’est souvent qu’en prenant de la hauteur, qu’en soumettant l’humain à certaines conditions qu’on peut savoir de quelle étoffe il est fait. En bas, sur le plancher des vaches, où l’on envoie paître la liberté dans les prés clôturés de fils barbelés, tout y est nivelé. Les alpinistes le savent bien, dont le sens de l’existence réside dans l’ascension. Pour eux, la liberté ne se gagne qu’en prenant des risques. Comme si la véritable liberté se mesurait au péril de la vie. Et de fait, chez les chercheurs d’altitude, la liberté se paie parfois au prix fort, quand elle se solde par la mort.  

Dans Les frères Karamazov, le roman-monument de Dostoïevski, l’auteur fait dire au personnage Ivan Karamazov, un intellectuel matérialiste : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis. »  Dostoïevski, très croyant, met ainsi sa foi à l’épreuve de son personnage, dont il fait son propre contradicteur. C’est bien pour cette raison-là que les religions ont toujours trouvé preneurs, car les hommes, qui ne redoutent rien tant que d’être livrés à eux-mêmes, s’emploient à entrer dans des « ordres de pensée », à « rentrer dans le rang », de sorte que leur vie ne les soumette pas à la tentation du libre arbitre et qu’elle ressemble autant que faire se peut à un mode d’emploi dont on applique les instructions à la lettre. Penser que tout est permis en l’absence du Grand Gendarme doublé d’un Big Brother, c’est considérer que la liberté consiste à faire n’importe quoi, une inclination naturelle qui se manifesterait dès lors qu’on n’a pas à rendre compte de ses actions. Pareil comportement fait penser un peu à l’attitude de certains citoyens suisses qui, dans leur pays, font montre d’une propreté exemplaire, parce que la loi les y contraint et qui, une fois la frontière franchie, se défoulent en laissant dans leur sillage des souvenirs peu ragoûtants de leur passage, notamment en France. Pareille façon d’agir fait dire que les êtres humains ne peuvent  fonctionner qu’à coups de bons points ou de punitions. Certain êtres humains, sans doute, ne peuvent fonctionner qu’en subissant ce traitement, des gens pour qui « sans Dieu tout est permis », des gens qui se permettraient tout s’ils n’étaient sous le contrôle des lois et s’ils n’avaient pas d’obligations particulières. Certains être humains, mais ce n’est pas le cas de tous.

L’humanité sans nul doute est encore dans son enfance, et elle n’est pas près d’en sortir quand on voit à quel point les consciences sont balbutiantes. La banalité du mal, telle que l’a énoncée Hannah Arendt en 1963, après avoir suivi le procès d’Eichmann à Jérusalem en 1961 et 1962 (concept philosophique qu’il ne faut pas confondre avec la banalisation du mal), montre qu’en réalité le mal est là, tapi au sein de nos sociétés,  et qu’il suffit d’un régime totalitaire pour qu’un grand nombre de personnes soient capables d’appliquer les instructions les plus inhumaines qui soient sans s’interroger le moins du monde sur le sens de leur actes, sans se poser la question du bien-fondé du système qu’ils servent. Ainsi Adolf Eichmann, responsable de la logistique de la « solution finale », bon époux, bon père de famille, n’avait rien d’un monstre sanguinaire, c’était un homme de la plus grande banalité, un petit fonctionnaire ambitieux, zélé, entièrement soumis à l’autorité, voué corps et âme à sa mission, incapable de distinguer le bien du mal, fier même du devoir accompli. La mort est mon métier, biographie romancée de Rudolf Höß, le commandant d’Auschwitz,  un ouvrage de Robert Merle paru en 1952, ne raconte pas autre chose. La plupart des  criminels nazis étaient de l’étoffe d’Eichmann ou de Rudolf Höß, des gens d’une grande banalité, à la conscience terne, dont le IIIe Reich a tiré parti en leur faisant  accomplir des actions dont ils perdaient de vue la monstruosité dans la mesure où ils se sentaient gratifiés par le système qu’ils servaient, comme si, dès lors qu’une action était valorisante dans un environnement donné, le sens de cette action était supplanté par le sentiment de satisfaction que donnait une bonne image de soi, comme si la gratification devenait le sens même. Penser que « Si Dieu n’existe pas, tout est permis », cela revient au même de penser que « servir le diable a ses avantages » (cf. « Mieux vaut régner en enfer que servir au ciel » de Milton, dans Paradis perdu.) Ces deux pensées sont l’avers et le revers de la même médaille. C’est une même pensée réversible, une pensée comme « un retournement en doigt de gant », pour ainsi dire. Mais il n’est pas besoin de revenir au IIIe Reich, dont Jonathan Littell explore si bien la mécanique dans son roman Les Bienveillantes, paru en 2006 (un livre qui valut les éloges de Jorge Semprun, auteur de l’admirable L’écriture ou la vie, paru en 1994, qui relate son expérience de Dachau) pour constater l’existence de la banalité du mal. Car elle est là, cette banalité du mal, présente en toutes choses, au sein de l’humanité. Elle est présente à toute époque, même s’il est vrai que le IIIe Reich la porta au paroxysme. Il suffit de regarder Gasland, le documentaire de Josh Fox, sorti en 2010, documentaire qui montre les dommages incommensurables provoqués à travers tous les Etats-Unis par l’exploitation du gaz de schiste par fracturation hydraulique pour prendre la mesure du mal qui ronge l’humanité. On y voit comme une poignée de compagnies pétrolières bafouent impunément les droits élémentaires des citoyens américains, livrés à eux-mêmes et ne bénéficiant d’aucune aide ni assistance de la force publique, confrontés à la rapacité de ces compagnies gazières (souvent pétrolières) toutes-puissantes, lesquelles entendent exploiter des gisements de gaz à tout prix dans le sous-sol des Etats-Unis, au mépris de toute autre considération, sanitaire, environnementale et humaine. Et cela a été rendu possible par l’Energy Policy Act, voté en 2005 à l’instigation de Dick Cheney, secrétaire à la défense sous la présidence de George Bush père, et vice-Président sous le mandat de George Bush fils. Dick Cheney fut le PDG de la société Halliburton, spécialisée dans l’industrie pétrolière. L’Energy Policy Act a réduit à néant le pouvoir de l’agence gouvernementale de la protection de l’environnement. Le documentaire nous faire prendre connaissance de cas de citoyens américains atteints de troubles neurologiques en raison de la consommation d’une eau polluée (par tout un tas de produits, dont des agents chimiques hautement toxiques permettant l’extraction hydraulique) que des compagnies ont indemnisés au prix de leur silence. L’omerta règne, comme dans la mafia. La banalité du mal : les dirigeants des compagnies  gazières, eux aussi, sont fiers du devoir accompli, tout comme Adolf Eichmann, et même s’ils constatent çà et là de menus problèmes, ce n’est pas une raison pour entraver la marche du progrès qui devrait permettre l’autonomie gazière des Etats-Unis. Et dans la mesure où des flots de dollars jaillissent des forages, cette action est valorisante, et dès lors que la gratification fait sens, rien d’autre n’existe. Dans un pays où l’économie est totalitaire (ou peu s’en faut) comme aux Etats-Unis, où la notion de libre entreprise est érigée au rang de vertu, les gens au service de cette économie ne se comportent pas différemment que Eichmann au service du IIIe Reich. La démarche reste la même. Entièrement voués au système qu’ils servent, ils n’ont d’autre conscience que le but qu’ils poursuivent, aveuglément. La banalité du mal revêt de multiples visages, elle n’est pas seulement l’expression du IIIe Reich.

« Si Dieu n’existe pas, tout est permis », « servir le diable a ses avantages », voilà comment une grande partie de l’humanité passe son temps à fuir ses responsabilités. La véritable liberté, consiste non pas à « sortir du rang » social ou sociétal, à se permettre de faire ce qu’on n’avait pas le droit de faire, cela, c’est une attitude infantile. Non, la véritable liberté consiste à être pleinement soi, non pas au service d’un système, qui vous valorise ou vous déprécie, mais soi, pleinement, indépendamment des façons de penser et d’agir selon le modèle dominant. C’est alors qu’on peut commencer d’exercer sa responsabilité en tant qu’être humain. Être responsable, non pas vis-à-vis d’un ensemble de personnes placées sous votre direction en fonction de l’organigramme d’une entreprise, mais être responsable tout court, sans qu’on ait besoin d’avoir des subordonnés sous ses ordres. Les personnes vraiment responsables ne le sont pas parce qu’elles ont des personnes sous leur direction qui leur confèrent ce statut de responsable, les personnes réellement responsables le sont en raison d’une éthique personnelle, qui échappe à toute logique socio-économique. On est responsable en l’âme, non pas en regard d’une fonction.  La formule qu’employa Georgina Dufoix, en 1991 sur TF1, « responsable mais pas coupable », parce qu’elle avait été mise en cause dans l’affaire du sang contaminé (dans les années 90), aux côtés de Laurent Fabius et d’Edmond Hervé,  une formule devenue célèbre, pourrait s’appliquer à tous les criminels nazis qui ont été jugés lors du Tribunal international de Nuremberg. Tous auraient très bien pu dire, comme la ministre des Affaires sociales et de la solidarité nationale (en 1991, dans l’émission 7 sur 7, pilotée par Anne Sinclair) : « je me sens tout à fait responsable pourtant je ne me sens pas coupable. »  À leurs dires, tout dignitaires nazis qu’ils étaient, ils n’avaient fait que leur devoir, ils n’avaient fait qu’obéir aux ordres. Le seul coupable, selon eux, c’était le système, c’était le Reich, avec tout en haut le Führer. Mais penser de la sorte revient à s’exonérer de toute responsabilité. Quand on est responsable, on est comptable de ses actes. Si on n’est pas comptable de ses actes, c’est qu’on n’est pas responsable. Auquel cas, ce qu’il  fallait comprendre de ce que disaient les dignitaires du IIIe Reich à leur procès, c’est qu’ils étaient irresponsables. Et dans ce cas-là, le pouvoir qu’ils ont exercé aurait été purement usurpé de leur part. Était-ce une stratégie de défense ou la vérité historique? C’est avant tout l’aveu d’une lâcheté qui n’a d’égale que la monstruosité des crimes qu’on leur reproche. Quelle plus grande lâcheté en vérité que d’imputer la faute au système ? Quelle plus grande lâcheté que faire du Führer le bouc émissaire de tout quand ce dernier n’était jamais que l’expression du peuple qui l’avait porté au pouvoir, et que le système n’est jamais que la somme de tous les individus qui le constituent ? Autrement, s’agissant du cas du IIIe Reich, tout le monde ou presque dans la société allemande était coupable et complice de cet état de faits. Si tous les Allemands étaient complices, à plus forte raison les dignitaires nazis étaient-ils responsables des faits qui leur étaient reprochés, et, partant,  coupables au regard de la Justice internationale rendue par le Tribunal de Nuremberg.    

La banalité du mal ne s’épanouit jamais autant dans un environnement où la dilution des responsabilités est telle que plus personne n’est responsable de quoi que ce soit dans notre monde moderne, ou peu s’en faut. Ce principe règne en maître en Occident depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Ainsi l’introduction du concept des « ressources humaines », au début des années 80, qui fait dire à Jean Clair, dans  La barbarie ordinaire,  paru en 2001, que « on a pu penser que le nazisme qui avait perdu la guerre avait en revanche gagné les esprits. Au détour d’une expression, la “ personne ”, avec son poids de chair disparaissait, au bénéficie du terme abstrait, “ ressource”, qui désigne charbon, pétrole ou minerais, les gisements matériels, bassins ou veines, dont un Etat tire son énergie. Si l’abstraction dominait les arts, elle avait aussi, plus insidieusement, envahi la langue. » 


[i] Dans son traité sur la chronologie publié en 1650, Annales de l’Ancien Testament, retracées depuis l’origine du monde, James Ussher, archevêque d’Armagh et primat d’Irlande, entreprend de déterminer avec précision les dates des grands événements bibliques grâce à des recoupements entre textes historiques et sacrés, et cycles astronomiques. Ses calculs aboutissent ainsi à assigner au premier jour de la Création la date du 23 octobre 4004 av. J.-C. (à midi), tandis qu’Adam et Ève sont chassés du paradis le lundi 19 novembre, que l’arche de Noé s’échoue au sommet du mont Ararat le 5 mai 1491 av. J.-C., etc. Ces considérations sont incorporées dans une nouvelle version de la Bible parue en 1701, mais elles sont bientôt remises en cause par plusieurs découvertes archéologiques : 4000 ans avant notre ère, vivaient depuis longtemps déjà des peuples hautement civilisés. La date de la création du monde, nécessairement antérieure à l’apparition de l’espèce humaine, doit donc être reculée en des temps plus lointains.

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