«Si le peuple tunisien s'est libéré de la dictature de Ben Ali, alors pourquoi pas nous?» Internet et les télévisions étrangères captées en Egypte ont incontestablement joué un rôle pour exacerber la fierté du peuple d'Egypte, patrie de Nasser, charismatique leader panarabe, berceau de la confrérie des Frères Musulmans (fondée à Ismaïlia en mars 1927, en réaction contre l'occupation britannique) et où se trouve un des hauts lieux de l'islam, l'Université Al Azhar... La révolution de 1952 avait été celle de l'armée, « les officiers libres », le général Neguib et les colonels Nasser et Sadate.
«Mais cette fois-ci, ce sera le peuple», me confiait un intellectuel égyptien il ya 10 jours... Et, en effet, le peuple s'est soulevé, des khawaga et des balladi (messieurs et petit peuple), taleb et aoustase (étudiants et professeurs/intellectuels)... Le peuple a nourri sa colère, son exécration du régime de Moubarak en maintenant sa pression et sa présence dans des rassemblements de plus en plus importants au Caire, à Suez, à Alexandrie et dans plusieurs villes du delta, en particulier Al Mansurah. En revanche, à Port-Saïd, porte méditerranéenne du Canal de Suez et à Ismaïlia, la situation est apparue moins explosive.
Hosni Moubarak s'est exprimé mardi soir. Il se sait condamné à «laisser la place»: «Je ne serai pas candidat à la prochaine élection présidentielle de septembre 2011... mais seule l'histoire me jugera... » Cela ne satisfait personne en Egypte, sauf l'armée qui, bien qu'elle ait affirmé qu'elle ne tirerait pas sur le peuple, n'acceptera pas de participer à une quelconque fuite clandestine de celui qui est issu de ses rangs, héros de la guerre de 1973 en qualité de pilote de chasse, puis généralissime de l'Armée de l'Air qui, après l'assassinat d'Anouar el Sadate en 1981, a su la réorganiser pour en faire l'armée la plus puissante du monde arabo-musulman, après trois défaites humiliantes. L'Egyptien qui est un homme du kallem (la parole) est devenu un guerrier. Et c'est cette armée qui est garante de la paix avec Israël... et de la libre circulation sur le canal de Suez.
D'autant qu'elle jouit d'avantages non négligeables. Pour l'instant, c'est elle qui est le recours du peuple. Il se joue actuellement une partie d'échecs, de haut niveau, entre l'armée et Moubarak avec comme observateurs «incitatifs» les Etats-Unis et Israël...
Il faudra à Mohamed El Baradei (si c'est lui que les Egyptiens choisissent) contrebalancer le poids de l'armée par une structuration plus significative de l'opposition, dont la force principale est la Confrérie des Frères Musulmans, qui ne se contentera certainement pas d'un strapontin. Quelles seront ses exigences concernant le traité de paix avec Israël ?...
La refondation du parti Wafd, parti laïc et démocrate (créé après la délégation pour réclamer l'indépendance, conduite en 1918 à Londres par Saad Zagloul, l'un des grands hommes de l'Egypte) pourrait être un atout important pour El Baradei et lui éviter, ce qui serait souhaitable, le sort du Général Neguib, mis en avant par les «officiers libres» de la Révolution de 1952 et renversé peu de temps après par le colonel Abdel Gamal Nasser (partisan d’un Etat laïc), justement pour « collusion » avec les Frères Musulmans !...
Pierre Raterron *
* Né en Egypte, fils d'un haut fonctionnaire français en poste diplomatique, j'y ai vécu 14 ans, principalement à Alexandrie. Ami d'enfance de Youssef Chahine. Plusieurs missions au titre soit de l'ONU, soit de l'UNESCO en pays arabo-musulmans. A l'invitation de l'Ambassade de France, projet culturel pour Alexandrie en relation avec la Bibliotheca Alexandrina.
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