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Billet de blog 6 octobre 2015

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Aghion/Piketty : avantage Piketty ?

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Un économiste inconnu du grand public, mais depuis peu professeur au collège de France après quinze ans passés à Harvard est interviewé par le magazine "Challenges" : il prétend se positionner contre les "idées fausses" et les "théories non-démontrées" énoncées par Thomas Piketty dans son pavé "le capitalisme au 21eme siècle".

On peut tout d'abord rappeler les principales idées développées dans le livre de Piketty  (Editions du Seuil, 2013) :
-  l'hyperconcentration  patrimoniale (pages 536-537) : Dans toutes les sociétés connues, à toutes les époques, la moitié de la population la plus pauvre en patrimoine ne détient généralement que 5% du patrimoine total, tandis que les 10% les plus riches détiennent une part du capital comprise entre 60% et 90% du capital, les 40% interméfiaires possédant entre 5 et 35%. L'auteur dit disposer d'estimations historiques relativement complètes pour quatre pays : la France, la Grande Bretagne, les Etats Unis et la Suède et présente, dans le même chapitre, des graphiques, qui montrent des évolutions dans le temps identiques : les 10% les plus élevés possèdent, entre 1810 et 1910, plus de 90% du patrimoine dans chacun de ces pays, avec un pic à 90% vers 1910. L'émergence progressive d'une classe moyenne "tasse" progressivement les inégalités patrimoniales jusqu'aux alentours de 60% en 2010.
- L'inégalité des revenus : le décile supérieur accapare entre 28% (Suède) et 48% (Etats-Unis) des revenus en 2010 (page 512). Les plus fortes parts du décile supérieur dans le pourcentage des revenues apparaissent les plus importantes aux Etats-Unis et en Grande Bretagne qui sont ainsi les pays les plus inégalitaires parmi ceux étudiés. La France et l'Allemagne sont en position intermédiaire, mais les pays, à des degrés divers, accusent entre 1900 et 2010 la même évolution, avec une courbe en U dont le creux se situe dans les années 60 (80 pour la Suède).
- Le retour d'une société "balzacienne" : A plusieurs reprises dans l'ouvrage, le livre de Piketty se réfère à des auteurs du 19eme siècle - Balzac en France, Jane Austin en Grande-Bretagne - pour décrire la nature des inégalités à leur époque. Pour résumer, pour s'élever dans l'échelle sociale, plutôt que d'entreprendre de très longues et très coûteuses études, il est préférable d'épouser un héritage. Lorsqu'on considère les courbes décrivant l'évolution de l'héritage au de 1790 à 2010, extrapolation jusqu'en 2030 (page 671), on s'aperçoit que le pourcentage des français recevant un héritage égal ou supérieur au revenu du travail reçu durant toute une vie par les 50% les moins bien payés. Aujourd'hui, les inégalités révélées par la courbe de la page 671 dépassent ce qu'elles étaient à la belle époque et les extrapolations jusqu'en 2030 tendraient à conclure à une aggravation du phénomène.

Dans son interview, Aghion reconnaît lui même un fait qu'il est difficile de nier, - que  "la part du 1% les plus riches a fortement augmenté" , mais prétend démontrer la "fausseté" des conclusions de Piketty non pas en s'appuyant sur une étude de données très poussée dans l'espace et dans le temps comme l'a fait Piketty, mais sur un pays plus "vertueux" que les autres, la Suède, en s'appuyant sur un coefficient de Gini inférieur à celui des autres pays. Pour celà, il méconnait les réserves faites sur cet indicateur, que Piketty lui même dénonce dans son ouvrage (page 418) :  "ces coefficients [...] prétendent résumer en un unique indicateur numérique l'inégalité de la répartition [...]. Ils mélangent l'inégalité face au travail et celle face au capital, alors même que les mécanismes économiques en jeu, de même d'ailleurs que les appareils de justification normative des inégalités, sont distincts dans les deux cas. Pour toutes ces raisons, il nous semble hautement préférable d'analyser les inégalités à partir de tableaux de répartitions indiquant les parts des différents déciles et centiles dans le revenu total et le patrimoine total, plutôt qu'en utilisant des indicateurs synthétiques tels que le coefficient de Gini". Autrement dit, Piketty dit par avance à Aghon : "le coeficient de Gini ? Ah non, c'est un peu court, jeune homme".

Ce qui n'empèche pas le nouveau professeur au collège de France de faire référence à cet indice, en l'appliquant à un unique exemple, la Suède. Mais cela n'apporte rien de nouveau puisque l'étude de Piketty elle-même mentionne ce pays comme celui qui est le moins inégalitaire dans le monde. De plus, un simple regard sur la carte du monde des coefficients de Gini montre que la Suède fait vraiment figure d'exception. Or on ne construit pas une pensée autour d'une exception, en méconnaissant la réalité.

La réalité ? ce sont les outils d'optimisation fiscale qui permettent aux plus riches de s'enrichir encore, ce sont les pratiques des fonds de pension qui n'hésitent pas à couler des entreprises pour s'enrichir encore, c'est la part du salaire qui diminue dans la répartition de la richesse, c'est la "théorie du ruissellement" qui sert au 1% les plus riches de justification, mais qui s'avère totalement fausse.

Alors Aghion contre Piketty ? Je dirais "avantage Piketty". Car le dernier paragraphe de l'article laisse à penser que la hargne d'Aghion contre Piketty est aussi liée à des raisons personnelles ; car ce même paragraphe suggère que les positions adoptées par Aghion sont clientélistes, pour s'assurer le soutien de quelques riches mécènes ; Mais surtout, jusqu'à preuve du contraire, Piketty assoit ses conclusions sur des études bien documentées et des analyses complètes.

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