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Billet de blog 8 février 2009

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Une rencontre : l'imprécatrice

 C’est une femme maigre, sans âge.Petite, osseuse, pointue de toutes parts. Gris les cheveux, gris le visage de roche burinée. Mais ce sont les yeux, surtout, qui frappent . Des yeux d’oiseau farouche, noirs, foudroyants. Un regard d’épervier.Elle fume des Gitanes et le bleu du paquet, qu’elle garde toujours en main, serré contre elle, vient zébrer les couleurs de ses vêtements. Elle porte en hiver un bonnet de laine orange, un anorak beige et un pantalon du même orange que le bonnet. En été, c’est un pantalon géranium, une blouse beige et un foulard du même rouge éclatant. Parfois, sous la neige, elle s’entoure d’une immense écharpe violette qui rend presque fluorescent l’orange du bonnet.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

C’est une femme maigre, sans âge.

Petite, osseuse, pointue de toutes parts. Gris les cheveux, gris le visage de roche burinée. Mais ce sont les yeux, surtout, qui frappent . Des yeux d’oiseau farouche, noirs, foudroyants. Un regard d’épervier.

Elle fume des Gitanes et le bleu du paquet, qu’elle garde toujours en main, serré contre elle, vient zébrer les couleurs de ses vêtements. Elle porte en hiver un bonnet de laine orange, un anorak beige et un pantalon du même orange que le bonnet. En été, c’est un pantalon géranium, une blouse beige et un foulard du même rouge éclatant. Parfois, sous la neige, elle s’entoure d’une immense écharpe violette qui rend presque fluorescent l’orange du bonnet.

Elle ne mendie pas. Ne demande jamais une pièce ou deux.

Elle dit : « Pouvez-vous me dépanner de cinq euros ? »

Jamais moins, jamais plus.

Lorsqu'on les lui donne, elle remercie à peine, ajoute sobrement quelques mots. Mais dans son visage de pierre le noir du regard s'adoucit, rejoint une espèce d'étonnement enfantin. A l'opacité granitique succède alors, pour quelques secondes, la béance de l'infini.

Lorsqu'on passe sans s'arrêter, elle vous maudit, vous souhaite mille morts et vous poursuit longtemps de ses imprécations.

Elle n'injurie pas, elle prophétise.

Elle n'est plus qu'un regard, une voix.

C'est l'imprécatrice, la folle, la délirante ( l'idéologie déteint.)

Celle qui, du haut de son histoire, souveraine, vocifère inlassablement son mépris.

Un autre élément, déroutant, me fascine depuis longtemps. Quel que soit le temps, elle porte de vieilles socques de bois. Ses pieds, ses chevilles et ce qu'on peut distinguer de ses jambes sont d'un épouvantable gris violacé. Elle est, à la lettre, une va-nu-pieds et c'est en cette partie de son corps, plus encore qu'en son regard ou ses imprécations, que se loge l'incontournable violence du rejet.

Un jour, à l'autre bout de la rue, éloignée de l'espace qui constitue son territoire, je l'ai vue attablée dans le salon de thé le plus chic et le plus cher du quartier. Elle était là, royale, devant cake, brioches et chocolat. Sur son visage, derrière la vitre, l'expression inoubliable d'une jubilation insolente : la jouissance aveugle, catégorique, forcenée du refus. Du défi.

Je l'ai revue ce matin, rouge et beige, de nouveau à son poste. Comme en vigie.

Elle ne demandait rien, n'interpellait personne. Elle semblait être ailleurs, déjà très loin. Elle marchait à grands pas, fumait beaucoup et de temps en temps, criait sourdement : "Non !"

Je l'ai regardée aller et venir. Elle ne dépassait jamais les limites de la zone qu'elle avait annexée, comme si elle en distinguait les invisibles murs et il m'est revenu l'image fugace, insupportablement douloureuse, du loup du Jardin des Plantes qui, naguère, arpentait inlassablement les quelques mètres carrés de sa tanière de béton, derrière les grilles du Quai St Bernard.

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