Après La Gueule que tu mérites et Ce Cher Mois d’Août, Tabou, le troisième film de Miguel Gomes, nous accueille dans un jeu formel pour nous emporter dans un récit d’aventures sentimentales et exotiques à la fois captivant et distancé. Entre nostalgie pour un âge d’or du cinéma — un âge révolu de l’innocence — et foi dans la puissance renouvelée du pouvoir de l’image à réinventer la fiction.
Comme celle de votre film précédent, Ce cher mois d’août, la structure de votre nouveau film, Tabou, est singulière. L’aviez-vous envisagé dès l’écriture ?
Pour chacun de mes films, il y a d’abord un désirs de choses très concrètes. Par exemple pour mon film précédent : filmer les bals populaires, la danse, des chansons un peu mièvres, les évènements qui se passent dans cette région, ces mois d’été avec les émigrés qui rentrent au pays, etc. La structure s’est imposée à moi un peu par accident. Nous n’avions pas assez d’argent pour réaliser le film tel qu’il était écrit et cette forme en deux parties, une première partie documentaire et une deuxième partie fictionnelle, n’était pas prévue au départ.
Pour Tabou, il s’est produit un évènement un peu similaire. Un jour, le producteur sonne à ma porte pour m’annoncer une chose terrible : il n’a pas l’argent pour réaliser ce qui est écrit dans le scénario.
La seconde partie en Afrique posait problème puisqu’il y avait des séquences prévues avec beaucoup de personnages et de figurants. Pour décrire une situation coloniale nous avions besoin de pas mal de blancs alors que nous n’avions amené que quatre acteurs avec nous… Nous avons alors demandé aux personnes de l’équipe de jouer certains personnages. Ils sont tous dans le film. J’avais aussi écrit des séquences avec des éléphants… En tout cas, la structure du film était déjà comme ça avec une deuxième partie en voix off, avec des sons, des musiques, mais sans aucun dialogue.
L’absence de son direct n’a pas été imposé pour des raisons économiques ?
Non, l’idée était vraiment que lorsqu’on raconte un souvenir on est capable de se remémorer des images, de l’histoire, mais pas des dialogues, pas des mots précis dits à ce moment-là. Je souhaitais aussi avoir un rapport avec le cinéma muet, non pour en reproduire l’esthétique, mais plutôt pour en retrouver la sensation. Le rapport entre les deux parties est lié à l’âge, aux souvenirs qu’on a de notre jeunesse. Ce qui est aussi une question de cinéma. Une première partie avec les vieilles dames qui parlent beaucoup, du cinéma sonore avec beaucoup de dialogues. Et une seconde partie fondée sur un cinéma dont on a le souvenir, mais qu’il est impossible de reproduire aujourd’hui. Comme le souvenir de la jeunesse du cinéma.
Cette fois-ci, il y avait déjà l’idée de fabriquer un film en deux parties. Une première qui se passait à Lisbonne avec ces vieilles dames. C’était l’un de mes premiers désirs pour ce film : travailler avec des personnes plus âgées, ce qui ne m’intéressait pas il y a encore quelques années. Peut-être dans la mesure où je prends chaque année un an de plus, je m’intéresse davantage aux questions liées à la mémoire et à la jeunesse, la jeunesse perdue. Dans la structure initiale du film il était prévu de commencer avec les vieilles dames puis de revenir sur le passé, qui constituait peut-être le paradis perdu de ces personnages. Ce n’était ni le temps de l’empire colonial, ni l’Afrique qui leur manquaient, mais le temps de leur jeunesse.
Le tournage était-il commencé lorsque le producteur vous a annoncé qu’il n’y a pas assez de budget ? Qu’est ce que cela a produit ?
Il n’y a pas eu une crise, mais deux ! Il y a eu celle dont je vous ai parlé, puis une deuxième crise financière entre les deux tournages. Nous avons tourné la première partie à Lisbonne en novembre 2010 et devions attendre la fin de la saison des pluies en Afrique, fin mars, pour tourner la seconde. Le chef décorateur, le régisseur, l’assistant réalisation étaient déjà partis en Afrique. Le producteur me dit qu’il faut les faire revenir, qu’on tournera un peu plus tard, qu’il faut attendre de voir comment ça se passe. A ce moment là, je lui dis non. Nous n’avions plus de scénario, moins de temps et moins d’argent. Je pensais qu’attendre signifiait la fin du film. Plus le temps passe, plus l’argent disparaît. Il me paraissait par ailleurs impossible de tourner au Portugal toute la partie africaine dans la mesure où pour entrer dans cette fiction quelquefois délirante nous avions besoin du réel. Par réel, je ne parle pas du réalisme comme registre (je voulais au contraire faire quelque chose de très artificiel) mais de la matière de la réalité : l’Afrique, les Africains, des arbres africains, etc. J’ai alors insisté en disant que nous allions encore resserrer le tournage, mais que nous devions absolument tourner en Afrique.
Comment s’est déroulé le travail et la fabrication du film en Afrique ? Est-ce que cela a modifié votre rapport à la mise en scène ?
Nous avons d’abord re-négocié les conditions avec l’équipe, très peu de séquences de nuit, peu de matériel d’éclairage, etc. Quand je commence à tourner je n’ai aucune idée de mise en scène, juste des envies de certaines choses mais rien de très précis. Je ne pré-établis jamais à l’avance la façon dont je vais tourner. En même temps un film se fait évidemment avec des conditions matérielles données. Pour cette partie, j’ai tourné beaucoup de scènes qui ne sont finalement pas dans le film, parce que rien n’était écrit. On connaissait l’histoire en général, mais toutes les séquences prévues au départ ont été abandonnées à part quelques scènes indispensables. Sur un mur de la maison où nous logions et travaillons au Mozambique, nous inscrivions sur des post-it des situations à filmer. D’ordre très général, comme dans ces livres pour enfants : Martine à l’école, Martine fait de la gymnastique, Martine se promène en forêt. On écrivait des choses comme ça. Il y avait au final à peu près 150 post-it sur le mur. Et tous les jours on enlevait ou on ajoutait de nouvelles choses. Les acteurs ne savaient pas ce qu’ils devaient jouer les jours suivants. Ils improvisaient. Nous tournions chaque jour à partir de choses que nous avions repérées. En voyant une chute d’eau, nous imaginions une scène où Aurora et son mari se promènent devant une chute d’eau, etc. Nous travaillions avec des choses qui n’étaient pas écrites dans le scénario mais qui existaient sur les lieux du tournage.
Plus précisément, comment avez-vous travaillé avec les acteurs ?
Les acteurs savaient qu’on n’enregistrerait pas les dialogues. On tournait donc de manière différente pour chaque séquence. Parfois, ils bougeaient les lèvres sans rien dire. Parfois ils improvisaient un dialogue plausible, parfois n’importe quoi. Ce qui existait déjà dans le cinéma muet. On enregistrait en son direct le mouvement des personnages sans dialogue car ils ne bougeaient que les lèvres. A d’autres moments il était nécessaire qu’ils parlent pour obtenir la réaction d’un personnage. D’autre fois, je trouvais qu’ils surjouaient un peu. Je leur demandais alors d’inventer quelque chose. Une fois, j’ai demandé à un acteur de raconter à son camarade de jeu comment Dieu a inventé l’Homme et la Femme. Très excité par le sujet, il a investi toute son énergie pour improviser ce monologue. Il n’a pas investi son énergie sur les mimiques, c’était très bien. C’était ce que le contexte fictionnel de cette séquence demandait : à chaque séquence, une nouvelle règle.
Le jeu des acteurs est assez singulier, dans la mesure où leurs corps, leurs actions correspondent à un souvenir, et que les moments dialogués ne sont pas entendus. Ils ont une présence fantomatique.
Il y a effectivement cette sensation d’être à la fois proche et lointain. Un certain rapport à la mémoire : quand on se souvient de choses importantes c’est à la fois très présent dans notre mémoire, mais ça n’existe que dans notre tête. L’aspect fantomatique vient peut-être du fait que j’ai enlevé les dialogues. Ce sont des images qui portent des récits, des émotions que les spectateurs peuvent partager et en même temps, tout cela est fini. Cette jeunesse, ces histoires d’amour sont finies. Ce monde est fini. Et heureusement d’ailleurs, parce que c’est une société coloniale, donc pas la plus juste des sociétés.
La confusion des personnages entre la nostalgie de l’époque coloniale et la nostalgie de la jeunesse ne se confond-elle pas pour vous avec la nostalgie d’un certain cinéma, qu’on ne peut pas reproduire, mais dont on voudrait retrouver les émotions ?
Le cinéma contemporain est un cinéma de crise, un cinéma qui doute de la possibilité de continuer à fabriquer des grands récits avec de grandes émotions, de l’exotisme, etc., comme le cinéma classique américain. Le cinéma d’auteur d’aujourd’hui semble avoir renoncé à prendre ces “grands sujets”. Moi je crois que l’on peut avoir à la fois le doute (représenté par exemple par les regards caméras), la conscience qu’il s’agit d’une fiction et en même temps il faut continuer à inventer des manières de raconter des histoires, de produire des émotions.
Le spectateur est très actif ; c’est son envie d’histoires qui rend cela possible. Il faut dire aux spectateurs que tout ça, ce sont des mensonges, les personnages du film vont regarder les spectateurs, ils vont regarder Pilar en train de regarder le film, mais son désir de fiction, ses larmes lorsqu’elle est au cinéma rendent possible le récit.
Une scène semble condenser ce rapport du réel à l’imaginaire : celle où Aurora raconte le cauchemar qui l’a conduite au casino. Imperceptiblement le fond derrière elle change…
Je vais vous raconter la vérité. On a tourné dans un vrai casino, dans un bar tournant. Un bar panoramique qui tourne très lentement. On avait prévu de faire un plan plus large où l’on voyait la structure. Mais on a abandonné l’idée du plan large car c’était un casino où il y avait des gens qui voulaient perdre très rapidement de l’argent et c’était très difficile pour l’actrice de dire ce monologue sans coupure, parce qu’elle a 80 ans. Et c’était très important pour nous d’avoir le mouvement continu de ce bar qui tournait.
Maintenant que vous me parlez de ça, je me rends compte que je comprends des choses bien longtemps après les avoir faites. J’ai tourné cette séquence en novembre 2010. Nous sommes deux ans après. Je réalise aujourd’hui que ce qu’elle raconte c’est aussi de la fiction. C’est de la fiction parce que c’est une manière de justifier sa présence au casino : comme les enfants qui inventent des histoires pour s’excuser d’avoir fait des bêtises. Et en même temps, c’est peut-être vraiment un rêve. On est donc entre la fiction et le souvenir. Le souvenir, parce que le rêve, c’est le souvenir d’un rêve. C’est un peu ça que je voulais avoir dans la deuxième partie :
Dans la deuxième partie, ce sont vraiment les souvenirs de Ventura, le vieil homme qui vient raconter ce qui s’est passé en Afrique. Mais lui aussi, il paraît un peu sénile et il dit peut-être n’importe quoi. Mais peut-être que c’est Pilar et Santa qui écoutent cette histoire et qui la transforment à partir de leurs propres désirs de fiction. Il y a toujours ce rapport entre la mémoire et la fiction.
Il y a quelque chose dans le cinéma que je trouve étonnant, c’est même pour ça que le cinéma est si important. Le cinéma nous donne, à nous spectateurs, des vrais souvenirs de choses qui ont existé - des acteurs comme John Wayne, par exemple - et en même temps, il nous donne de faux souvenirs, des souvenirs de choses qui n’ont jamais existé ; par exemple une Afrique qui a été inventée, fabriquée par le cinéma. Et pourtant, c’est une mémoire réelle parce qu’on a vu ces films. Donc, cette Afrique, même si elle n’a jamais existé en Afrique, mais dans un studio à Los Angeles, est réelle pour nous parce qu’on l’a vue. Ce mélange entre de vrais souvenirs et de faux souvenirs, peut-être que c’est ça le cinéma…
Entre Ce Cher Mois d’Août et Tabou vous reproduisez le même type de dispositif avec des films très différents. Ce ne sont pas les mêmes enjeux, et pourtant ils posent des questions similaires : ce rapport réel/fiction, passé/présent, fiction/documentaire, etc.
Moi, je prends un vrai plaisir et je crois que mon cinéma dépend du plaisir — cette idée de l’artiste qui souffre pour créer… enfin parfois, il y a des jours qui ne sont pas si amusants que ça, mais quand même, il faut avoir du plaisir. Et donc, je prends beaucoup de plaisir à passer d’une chose à l’autre. Faire du chemin entre l’imaginaire et la réalité… parfois tout se mélange parce qu’on tourne des choses imaginaires, des récits parfois un peu délirants avec des crocodiles, des fantômes, des choses bizarres…
Je trouve que la fiction romanesque a besoin de la matière réelle. Et en même temps la réalité a besoin de la fiction. Le rapport entre l’imaginaire et le réel m’intéresse beaucoup, même si mon cinéma est toujours plus proche de l’imaginaire, parce que face au réel, le cinéma est toujours perdant : la vraie vie est toujours plus vraie que la reproduction qu’en fait le cinéma. Je préfère donc faire un cinéma qui invente ses propres règles, qui a des connexions avec notre réalité mais qui n’essaie pas de reproduire des règles hors cinéma.
Parfois je filme des choses très concrètes et après on les revoit dans un contexte fictionnel qui n’a pas un rapport direct avec ce qu’on vient de voir.
Un des premiers jours de tournage en Afrique, j’ai demandé à des gens d’un village de faire un rituel pour des esprits pour nous protéger et pour que le film se passe bien. Mon idée était de filmer cela. Je ne savais pas comment j’allais intégrer ça dans le film, mais je voulais profiter de ce moment pour filmer ce rituel. Ils ont demandé une chèvre pour faire un sacrifice. Lorsqu’on est arrivé, la chèvre avait déjà été mangée. On a quand même filmé une petite cérémonie un peu bizarre. Il y avait un peu de farine d’alcool et ils mettaient ça par terre, puis ils disaient quelque chose en dialecte, et tapaient dans leurs mains. On a filmé ça, mais finalement j’ai enlevé cette scène. L’acteur qui interprète le mari d’Aurora était habillé dans son costume blanc et saluait les gens à la fin de la cérémonie : ça on l’a gardé dans le film. C’est le moment où la voix off de Ventura raconte que le sorcier/cuisinier avait annoncé qu’Aurora était enceinte. La voix-off donne cette information et on voit le mari saluer des gens qu’on prend pour les gens qui travaillent dans la plantation dont il est le patron. En fait, il s’agit de l’acteur avec son costume blanc qui est en train de saluer les gens qui chantaient et qui faisaient cette cérémonie pour chacun d’entre nous. On l’a utilisé comme ça, dans le contexte du film.
Après, on a demandé à ces gens de faire des danses guerrières, j’ai demandé à mon monteur et à la coscénariste de mettre un costume d’explorateur et un costume de la femme fantôme et on a tourné avec ces mêmes gens pour faire le film d’explorateur au début.
Vous produisiez des situations, le plus de situations possibles pour avoir le plus de possibilités d’histoires.
Oui c’est ça. Pour que le plus de choses possibles puissent être filmées, mais en renonçant à beaucoup d’autres. En essayant de profiter des situations, des gens qui habitaient là, des lieux… Inventer une façon de les faire entrer dans le film.
Tabou propose un constat un peu effrayant sur la vieillesse. On a presque des sentiments de rejet par rapport aux personnages : Aurora est une vieille dame raciste à demi folle, etc. La première partie est assez angoissante alors que la deuxième partie est très lumineuse, avec des sentiments très forts.
Mon pari, c’était de faire un transfert de cette sensation éprouvée lors de la première partie. Si la première partie est une sorte de gueule de bois, dans la deuxième, on reste avec le goût de la gueule de bois. On voit une histoire d’amour - oui, mais on a déjà vu que cette femme va mourir abandonnée. On l’a déjà vu avoir un rapport très paranoïaque avec la réalité, avec sa bonne, etc. La voix du vieil homme qui vient raconter ses aventures exotiques, est la voix de quelqu’un de très fatigué, de très âgé. Donc il y a deux âges en même temps.
Dans mes films, il y a deux parties, mais c’est la troisième qui m’intéresse vraiment. La troisième, c’est la juxtaposition de ces deux parties qui est fabriquée par le spectateur. Dans ce cas, l’idée était d’avoir deux temps simultanément : le temps d’aujourd’hui, le temps de la vieillesse et le temps de la jeunesse, comme une sorte de mirage, comme un souvenir, comme une fiction, comme un film.
La première partie c’est peut-être ce dont je suis le plus fier dans ce film, j’y fais ce que je n’aurais pas eu le courage de faire avant. C’est vraiment très calme, en apparence, il ne se passe pas grand-chose et en même temps, de manière très discrète des orages semblent menacer d’entrer dans l’appartement où ces vieilles dames prennent le thé. Nous avons beaucoup travaillé le son de cette première partie. On a utilisé beaucoup de sons graves comme dans un film d’horreur, comme s’il y avait un film d’horreur caché. Et finalement ce qui va venir est un film d’horreur, mais un film d’horreur heureux, jouissif… Cette deuxième partie qui est un peu le tabou de la première va arriver comme ça.
Dans cette première partie, nous souhaitions mêler différents types d’actions, jouer sur différents modes : Pilar, très catholique, essaie de sauver le monde par la prière, Aurora est un peu sinistre, mais en même temps elle apparaît un peu comme une diva. Elle contrôle très bien la fiction, elle a un vrai plaisir à faire l’actrice : elle est à la fois un peu comique et un peu sinistre. Il y a aussi quelque chose de méchant chez elle… Mais quand elle apparaît, c’est d’abord quelqu’un qui raconte des histoires d’une manière incroyable…
L’image en noir et blanc est très belle, mais sans ostentation. Comment avez-vous travaillé avec le chef opérateur ?
C’était aussi l’une des raisons de faire ce film : notre désir commun, à moi et à Rui Poças, le chef opérateur, de faire un film en noir et blanc avec de la pellicule noir et blanc. On avait décidé de faire une partie en 35 mm et une partie en 16 mm. Aujourd’hui c’est très difficile de travailler en noir et blanc, c’est un savoir-faire du passé, les laboratoires sont presque tous en train de fermer. Au début de la préparation du film, quelqu’un est venu d’Allemagne, une sorte de conseiller artistique, un spécialiste du noir et blanc afin d’essayer d’avoir quelque chose d’un peu « scientifique ». Mais après, on a oublié tout ça, on ne voulait pas mettre notre énergie dans les questions techniques. Rui et moi on a toujours pensé que si la première chose qu’on nous disait en voyant le film c’est « Ah, quel beau noir et blanc », alors le film serait raté… Parce que le noir et blanc est une des caractéristiques du film, mais ne doit pas primer sur le reste.
Par rapport à l’économie du cinéma contemporain, c’est très audacieux de travailler en film encore aujourd’hui, sachant que de moins en moins de films se font en noir et blanc et en pellicule.
Beaucoup de réalisateurs aimeraient travailler en noir et blanc, mais cela ne se fait pas pour des questions économiques et matérielles très prosaïques, c’est le support le plus cher. Lorsque mon producteur sonne à ma porte pour me dire qu’on a pas d’argent, il ne me dit jamais d’arrêter le noir et blanc ! C’est pour ça que je continue à travailler avec lui !
Coppola tourne en noir et blanc, mais il tourne en numérique. Evidemment ce n’est pas la même vibration, le même grain, ni la même réminiscence qu’avec la pellicule, mais…
Pour moi c’est la même question que tourner ou pas en Afrique. Tourner en Afrique ou faire semblant qu’on tourne en Afrique, c’est la même question que tourner avec de la vraie pellicule ou avoir le « look » — quel mot horrible — de la pellicule noir et blanc.
Avez-vous commencé à monter la première partie avant d’aller en Afrique ?
Nous avions déjà monté une première version, oui, et c’était très important pour moi parce que la séquence que je préfère dans le film, est une séquence muette — par muette, je veux dire sans dialogues. C’est la dernière séquence avec la vieille Aurora à l’hôpital. C’est une séquence très simple, en trois plans. Un gros plan d’Aurora dans son lit, un plan de Santa (sa bonne africaine, ndlr) qui est à côté d’elle et un plan des mains des deux, parce qu’Aurora n’arrive plus à parler et donc écrit des lettres dans la main de Santa avec le nom et peut-être l’adresse de quelqu’un qu’elle veut rencontrer : et c’est Gianluca Ventura (son amour de jeunesse) qui va venir… Je suis content de cette séquence parce que c’est ce qu’on peut faire de plus simple : deux gros plans de visages et un plan de mains. Et en même temps, il y avait un poids… C’était le deuxième jour de tournage et comme je n’établis pas à l’avance la façon dont je vais tourner les choses, j’attends pendant les premiers jours de tournage, le moment où je me dis « voilà l’ambiance du film, le poids du film ». Quand j’ai tourné ça, il y avait une sorte de gravité, mais toute simple, qui avait même un côté « cinéma muet ». Une force et une sobriété, presque comme les films de Dreyer. Donc j’ai compris que le film devrait avoir moins de travellings que dans mes films précédents, moins de morceaux de bravoure, mais rester dans une sorte de simplicité. Même s’il allait de soi que la deuxième partie devait être plus délirante. C’est pour ça que, pour moi, sur un tournage, il faut être sur le plateau, regarder les acteurs, mettre la caméra et comprendre alors ce que ce film peut devenir. Et pas le faire dans ma maison à Lisbonne comme un truc complètement rationnel, sans matière. Je ne travaille, pour ces raisons, jamais avec un story-board et tout ça… Il y a toujours dans les premiers jours, ces moments — enfin j’espère que ça va continuer ! Parce que si je n’arrive pas à rencontrer cette séquence, ça veut dire que je ne sais pas ce que je suis en train de faire…
Par Quentin Mével et Stratis Vouyoucas