Le hasard a placé, voisine de ma maison d'enfance, une... marchande de vins, qui, accrochez-vous aux pages, se lavait les cheveux à la bière. Et portait, dans des montures sévères, des culs de bouteille. Mon acuité à l'humour n'étant pas encore assez développée, je n'avais, enfant, jamais rassemblé ces pépites de détail pour m'en faire un collier de perles. Jadis, le vin de table était prisonnier d'une bouteille effilée, dont le cou du goulot était orné d'étoiles. Ce vin-là, bon marché, piquette d'ornement pour table d'ouvrier, se faisait appeler le Cinq étoiles. La bouteille était consignée, ce qui signifait qu'une fois bue, la bouteille devait être rendue. L'autre particularité de cette marchande de vins, en dehors de ces cheveux à la bière et des lunettes qui rapetissaient ses yeux, était une solitude vêtue d'une blouse comme on en trouve encore rarement. Sa maison jouxtait un entrepôt qui servait de cave où s'alignaient des tonneaux, petits et grands. Cette conjonction ventrue de contenants me fascinait toujours. J'allais chercher, quelques fois, des bouteilles de Cinq étoiles pour mon père, cet ouvrier d'usine qui se rinçait le gosier d'un vin chiche et mettait du Deux temps dans sa Mobylette qu'il chevauchait pour aller travailler. Le vin était de table, sur la table uniquement, au moment des repas. Pour égayer, je présume, la linéarité d'une vie modeste, entre l'usine, le jardin, le jardin et l'usine, le bricolage et le jardin, l'usine et le bricolage. La proximité de la marchande de vins à qui j'allais faire la causette pour égayer son âpre solitude de femme seule (en fait, dans le quartier, on disait “vieille fille”) n'a jamais poussé mon père à une consommation excessive sous prétexte que le vin était facile d'accès. Sur le même trottoir que le maison et en prise quasi-directe, à gauche, en sortant de la cour. Car la maison à étages dans laquelle j'ai grandi, était garée au coin d'une vaste cour dans laquelle, décidemment, un magasin de ventes en gros, approvisionnait les épiceries encore nombreuses y compris en caisses (signés CFP, Caisse France Plastique, je crois me souvenir) de vins courants. Jamais je n'ai eu la présence d'esprit d'y goûter. Le respirer, sans doute, le goûter, non jamais. Le vin coulait la semaine. Le pastis coulait le dimanche. Le rituel ainsi ficelé a défilé devant mes yeux de gosse, sans que, là encore, la tentation d'y soutirer un interdit, ne m'ait saisi au corps comme le diable par la queue. Des barrières morales semblaient être dressés entre mon statut d'enfant et celui de mes parents et de mon frère, l'autre homme de la maison, dix ans mon aîné, à qui l'alcool n'était pas étranger, passé évidemment une certaine limite d'âge. Sur ces entrefaits, que n'ai-je pas vu non plus de mon oncle, le frère de ma mère, boucher dans une supérette, venir souvent après son travail, boire un verre, deux, trois, quatre... Mais dans ma rétine infantile, les scènes de la réalité avaient une abstraction voilée d'angélisme. Je ne savais pas, (pas encore), que la règle de l'habitude familiale, entrainait mon oncle sur une pente savonneuse. L'alcool au travail, l'alcool chez lui, l'alcool chez les copains, l'alcool, l'alcool, l'alcool...
Pourtant, si la semaine était le théâtre de visites fréquentes, le dimanche matin, surtout la fin du matin, s'étirait dans la promesse d'une visite plus savoureuse : nous allions au PMU. Jouer au tiercé. Nous y allions à pied de la maison jusqu'au bar de l'hôtel de ville. Forcément, c'était une fête, du moins, je le voyais ainsi, cette promiscuité de gens, chargés de tabac. Des cumulo-nimbus de fumée de cigarette planaient entre le plafond et le sol. Une mélodie s'élevait pourtant du choc des bruits diffus. Les dialogues se perdaient dans le bouhaha. L'entrelacs des verres se perdaient dans les gorges. Mon oncloe sortait sa pince pour cocher les numéros des tickets, dans un pliage savant. Et nous ne partions pas avant de boire l'apéritif, prélude d'un vrai dimanche, sans courbatures, sans l'ossature d'un jour de semaine, tout à la joie de la nonchalance anisée. Mon oncle et mon père discutaient devant un pastis. Je ne vous demande pas de devnier ce que je buvais. J'avais une prédilection pour le Citror, pas le sirop de citron jaune vif, non le citror, légèrement acidulé. Hop, mon petit citror du dimanche, dans un petit verre. Au passage, mes regards buvaient cette faune étrange, composé essentiellement d'hommes et nageant au milieu d'un biotope dans lequel je les sentais à l'aise, comme des poissons dans l'eau. Dans l'eau du pastis. Le patron, derrière son comptoir, un grand comptoir, ramait dans cette osmose dominicale. Dire que pas très loin, d'autres écoutaient la messe. Puis nous rentrions, plus que lents par la route... Le dimanche était ouvert comme une boîte de conserve. C'est, je crois, à partir de ces instants singuliers que mon corps s'est gorgé d'une passion complexe pour les bistrots et ses habitants. L'envie d'imprégner un environnement étonnant, viscéral, douloureux parfois. Mes yeux de gosse ont tout vu et, dans le tamis de mes propres repères, j'ai tout de suite aimé ces endroits. J'ai tout de suite su qu'il existait, au-delà de la simple consommation d'alcool, autre chose, comme un revers, un pli, un instant déterminé où même non buveur d'alcool, le bistrot restait une palpitation rassurante. Sans doute que, des années plus tard, je sentais la présence rassusrante des miens, autour de moi, dans ces lieux-là. Mon oncle, mon père, cette sortie entre hommes le dimanche matin. L'élévation de mon mètre et des poussières sur un tabouret. C'est pour ces raisons subtiles que j'ai toujours aimé le bistrot, cette limite sans limite, ce miroir sans faux semblant. Ce poste d'observation sans comparaison avec d'autres lieux car c'est surtout le seul lieu où l'on peut y venir pour rien. Ce trio de mecs au PMU ne m'a jamais inspiré l'envie de me confondre au goût anisé de mon père et de mon oncle. Je n'ai pas non plus le souvenir d'une éducation forcée dans ce sens. Je crois que j'ai toujours gardé ma place parce que mon oncle et mon père ont toujours gardé la leur vis-à-vis de moi. Ce rituel fixait un rythme aux dimanches dont les suivants, à chaque fois, n'étaient que le calque du précédent. Plus tard, dans la vertu des années qui passent, l'alcool que je croyais toujours joyeux, heureux, souriant, s'est vite retourné contre l'un de ses consommateurs fidèles. Je sentais, dans la régularité des visites, un penchant trainant comme un coucher de soleil, pour le dernier verre, toujours avant-dernier. Et cette inquiétude bue dans le regard de ma mère. Et cette exaspération rageuse dans l'accomplissement du geste. Les modalités jadis établies dans la visite, une fois par semaine, d'un établissement délivrant de l'alcool, sombraient dans un cocktail d'inquiétudes, de phrases prononcées que je ne devais pas entendre, de sous-entendu destinés à masquer l'entendu brutal. Fatalement, la répétition de l'habitude, et l'habitude amidonnée, donnait l'impression de scènes à subir, de comportements au final anormaux. Pour la première fois, j'ai compris que l'alcool était un problème quand il avait terminé d'être une source de légéreté/ Mon oncle s'était fait pendre à son propre piège.
( à suivre)