2,5% seulement de la population ne consomme pas de boissons alcoolisées... Ou de la difficulté d'êre un buveur d'eau au pays des buveurs tout court...
Je suis un buveur hydropathe, abstinent par nature, tempérant par essence. Je ne suis le disciple d'aucune ligue anti-alcoolique, d'aucun combat contre l'alcool en général, d'aucune philosophie anti-éthanol. Je ne suis pas né dans une goutte d'eau. Je ne suis pas non plus le fils d'un responsable d'entrepôt d'eau minérale. Je suis encore moins un alcoolique repenti, un abstinent par nécessité curative, converti à une cause destinée à chasser du monde ce fléau qui nourrit hommes et femmes de la fermentation et de la distillation. Je ne proclame pas ce slogan fameux “ne distillez pas les fruits, mangez les”. Je suis un non-buveur tolérant, comme il existe des non-fumeurs compréhensifs, ce qui n'est pas toujours réciproque. Je suis un buveur d'eau, simplement, dans un monde de buveurs tout court. Un peu comme il existe, (plus rare), des hommes dans un monde de femme et, (plus courant), des femmes dans un monde d'homme. Le buveur d'eau serait plus proche, historiquement, de la féminité que de la masculinité, accomplie et brutale. Car il existe de nombreuses catégories de buveurs, autant que de marques d'alcools et de crus. Je ne me noie pas dans un verre d'eau mais, je l'avoue, j'ai une certaine aversion à m'y baigner, quand elle sent le chlore et l'iode. Boire de l'eau peut-être extrêmement féminin comme violemment viril, ou violemment féminin et extrêmement viril. On tuerait pour étancher une soif épaisse, pour éteindre cette sècheresse morbide qui fait enfler la langue et craquer les muqueuses. Ce n'est pas la mer à boire, dit-on. Boire de l'eau est universel. Boire l'est tout autant. L'appétance à l'alcool dépasse les frontières des extrêmes : homme-femme; droite-gauche; jour-nuit; force-faiblesse; pauvre-riche. Je suis un buveur d'eau, qui a toujours été un buveur d'eau, qui le sera sans doute toujours, même si l'adage, “fontaine je ne boirai pas de ton eau” doit être pris très au sérieux. Je ne suis à l'abri de rien, d'une tentation plus forte engendrant la gourmandise. La gourmandise appelant l'habitude. L'habitude, le piège.
On boit de l'eau par soif, par goût, par obligation, rarement par désespoir. Il est très compliqué de noyer son chagrin dans de l'eau, à moins de plonger son corps entièrement dedans et de maintenir sa tête sous le niveau du liquide. Mais là, on franchit un cap, une péninsule. On n'arrose rien avec de l'eau, sauf les plantes. Certains, même, refusent, par boutade, de trinquer avec un buveur d'eau, comme si cet acte portait malheur. Je suis un buveur d'eau qui, un jour, s'est posée la question : pourquoi suis-je un buveur d'eau plus qu'un buveur tout court ? Qu'est-ce qui a forcé mes gênes à se ranger sur le parking d'une infime partie de la population ? Qu'est-ce qui a décidé, avant ou au cours de ma vie, que je serais un buveur d'eau uniquement, sans goût pour l'alcool, sans goût pour le bon goût, la sociabilité. En fait, je ne suis pas sortable. Mes refus, mal interprétés, s'apparentent à du snobisme. Mais à la Boris Vian alors. Je bois de l'eau non pas pour me faire remarquer, je le jure. La question se pose-t-elle aussi crûment pour les végétariens ? Les végératiens ou les végétaliens, le sont par choix plus que par obligation. Ils doivent être aussi nombreux que les buveurs d'eau. A moins d'une allergie médicale à la viande, l'allergie carnée des végétariens, est strictement philosophique et morale. Je suis un végétarien de la boisson, en fait, plutôt un végétalien alors. Mais quand je me coupe, c'est bien du sang, pas du sang de navet, ni de l'eau qui cherche encore à transpirer sous le pansement, non, c'est du sang. Certes, chimiquement différent de celui d'un buveur car il ne contient pas les fameuses molécules trompeuses et qu'il faut faire descendre sous peine d'y perdre un oeil, un bras ou la santé dans son ensemble.
La nécessité de ces questions, plus liquides qu'existentielles, (pourquoi bois-je, où bois-je ? ) sont apparues au même instant que le besoin irrépressible de réponses s'est imposée. Peut-être qu'à force de devoir me justifier de mon statut de non-buveur, j'ai décidé de rassembler, dans un même bloc, ce que peut-être une existence de buveur d'eau. Non pas que ce destin soit exceptionnel, non, mais il souffre d'une comparaison sans détour par rapport à la vie, finalement plus traditionnelle, d'un buveur. Plus linéaire. Un buveur se fond plus facilement dans le décor qu'un buveur d'eau. Je suis né buveur de lait, je vis buveur d'eau. Chacun son destin. Pourtant, c'est à moi, au restaurant, que l'on fait goûter systématiquement le vin lorsque mon épouse en commande... A moi que l'on sert le gin tonic et à ma femme le jus de tomate... Comme quoi, boire est une occurrence plus masculine que fémine, un réflexe pavlovien. L'enfant d'eau vit toujours dans l'adulte qui a grandi. Je ne blâme personne : ce n'est pas écrit sur mon visage que je ne consomme que de l'eau. Si la société ne privilégiait pas le buveur au buveur d'eau, ces lignes n'existeraient pas. Car il faut bien l'admettre, des strates entières de la société civile vivent de et pour l'alcool. L'eau est un complément. Pas une hygiène de vie. Je n'ai aucune aversion envers l'alcool, ni envers celles et ceux qui la consomment. Je dis consommer car l'excès engendre d'autres réactions et d'autres conséquences... pour moi-même.
Je n'ai pas l'impression de rater quelque chose en ne buvant pas. Ni de commettre une faute de goût en rendant hommage à un foie gras avec un verre d'eau. Je suis un athée du vin, un non-croyant de l'éthanol, mais pas un croisé de l'eau minérale. Je ne pratique pas la religion de l'eau, encore moins de l'eau bénite, dans un intérêt prosélitique. Derrière chaque buveur d'eau, peu nombreux, ne se cache pas un furieux adepte de l'intempérance et de la prohibition. Mais je n'aime pas les croisés de l'apéritif qui vous mettent le glaçon sous la gorge sous prétexte que l'usage l'impose, comme celui de respirer ou de mettre un pied devant l'autre pour avancer. J'ai des doutes profonds, c'est vrai, contre la nature de ceux qui dénigrent ma propre nature. Toutefois, boire de l'eau n'est pas un défaut, comme celui de boire. Le défaut naît de l'excès. Boire ne me sert uniquement qu'à graisser quelques fonctions vitales dont mon corps se repaît pour le seul plaisir de ma santé. Je ne dis pas que ne pas boire du tout d'alcool est meilleur que boire un peu, même si mon expérience d'observateur a tendance à me murmurer le contraire. Mais, boire est une affaire strictement personnelle, enfin non, justement : boire est une affaire sociale, et c'est lorsqu'elle devient strictement personnelle que le défaut apparaît. Boire est un acte rarement solitaire, il a besoin de partage pour s'épanouir. Si rien n'est moins triste que de boire de l'eau à plusieurs, boire seul est d'une incongruité absolue, un non-sens véritable qui ne colle pas à la vocation de l'alcool. Lien par excellence, trait d'union entre les uns et les autres, frisson de groupe.
La nature du buveur d'eau ne se décrit pas car sa marginalité reste du moins incomprise, tout au plus, elle laisse indifférente. Qui irait se soucier d'une classe socio-professionnelle qui renie le plaisir simple d'un verre partagé entre amis, collègues, connaissances, castes de circonstance et groupes informels qui s'agglomère dans un café par exemple, c'est d'ailleurs le meilleur exemple. Mais si le buveur d'eau est uniforme, encéphalographiquement plat, le buveur tout court gradue sa consommation et le plaisir qu'il en retire, en fonction de son groupe, de ses préférences alcoolières, des lieux qu'ils fréquentent. Quel est le point commun entre des joueurs de PMU qui tentent de noyer leur pastis dans de l'eau et des joueurs de bridge au crépuscule de leur partie, mariant un cognac et un cigare ? Quel est le rapport entre un buveur de whisky premier prix et un amoureux d'un pur malt transformant sa dégustation en grand'messe dès lors qu'il le dépose, comme une cérémonie, dans les verres adéquats ? Enfin, quel est le rapport entre un anniversaire à la Banquette de Limoux et un autre arrosé de Mum's ? Les plaisirs de chaque situation sont graduellement différents et leurs échelles, considérablement éloignées. Dire que les plaisirs des uns sont moins intenses que les plaisirs des autres seraient une insulte, pour les uns et les autres. Il ne s'agit pas de classifier les plaisirs par ordre de grandeur mais de faire comprendre qu'il existe, dans le domaine de l'alcool, autant de joie que de produits. Le buveur d'eau aussi peut être un vecteur de ce genre de jouissance liquide, si l'on allonge la liste des différentes eaux. Certes, les différences ne seront pas aussi profondes qu'entre un verre de quinçy et une Kronenbourg, un pastis et un Armagnac, mais la palette des eaux mériterait que l'on s'y penche. Pour ma part, ce n'est pas parce que je bois exclusivement de l'eau que je suis un spécialiste du genre. J'ai mes goûts affirmés, sans doute limités, je l'avoue, mais je n'ai jamais songé à me plonger dans l'univers, sans doute énnivrant à sa façon, des eaux plates et gazeuses.
Je n'ai pas décidé de refuser de boire. Je n'ai simplement jamais bu. Parce que ma curiosité, doublée d'une obscure raison inconsciente et parfaitement consciente, j'y reviendrai, ont poussé la corne d'un manque total d'éducation alcoolique. Ces occurences ne m'ont pas poussé dans les bras d'une expérience dont je ne serais peut-être jamais revenu. J'ai, une fois dans ma vie, “abuser” du breuvage alcoolique : j'avais 23 ans et pour fêter mon embauche, j'ai dû boire deux grands verres de pétillant, plus près du mousseux que du champagne, le tout épongé de très nombreuses cacahuètes. Mon estomac a encaissé ce brouet malfamé et la nature étant ce qu'elle est, mon système digestif a très vite fonctionné à l'envers, remisant à la lumière ce que j'avais jeté dans l'obscurité de ma paroi stomocale. J'en garde un souvenir épais, brouillon, une parenthèse agréable du moins au début, plus pharmaceutique le lendemain. Disons que, grisé par l'expérience de mon début de vie professionnelle, et irrigué par le fait qu'un événement heureux s'arrose forcément non d'eau mais d'alcool, j'avais cédé aux sirènes du groupe. Pour la première fois, et la seule fois de ma vie, j'était intégré au groupe de buveurs. J'étais à la même hauteur qu'eux, au même point de vue, un verre d'alcool en main, avec, pour objectif, de voir la même chose qu'eux, de ressentir les mêmes effets, et d'être, ce qui me paraissait important, un être intégré. Boire la demi-bouteille n'a pas été le plus difficile. L'onde oscillante du groupe aide beaucoup à passer ce genre d'étape, même si, aucun des membres de la communauté présente à cet arrosage, ne m'aune seule fois, prêté main forte ou persuadé. Ce que j'ai bu, ce jour-là, je l'ai choisi, en qualité et en quantité. Souvent, la rupture de la virgnité, quelle qu'elle soit, est rarement un bon souvenir. Même l'onanisme alcoolique, puisqu'il s'agit de réaliser la chose soi-même, peut quelque part, devenir très vite déprimant. Je me souviens, avec netteté, d'un état léger de confusion, d'euphorie éthérée, d'une sourde fragilité, bien que n'oscillant pas non plus de gauche à droite et d'avant en arrière. J'avais accompli, ce soir-là, un acte d'homme qui entrait dans la vie active ancrée, par le fond, grâce à un contrat à durée indéterminée. Indéterminée, c'est heureusement l'exact inverse de la cotonneuse sérénade que me jouait mon corps, ou plutôt ma tête, encline, ce soir-là, à émoustiller mes sensations. J'ai quitté le bureau nuitamment, et enroulé mes bras autour du poteau cylindrique d'un feu tricolore. Plus par réfléxe que par besoin. Puis j'ai souhaité communiqué ma joie à mes proches tant que l'effet euphorisant de l'alcool me portait, allons-y gaiement. Puis, brutalement, l'ascenceur est arrivé au sous-sol et j'ai compris qu'avoir une partie de l'estomac au grenier et l'autre à la cave, générait, chez l'être humain, des contractions sordides. Le lendemain, l'écrasante réalité de la vie barbouillait encore l'intérieur de mon scaphandre et si je n'ai pas ressenti, dans sa brutalité, la forme sricte de la gueule de bois, j'ai goûté, en revanche, à des aigreurs multiformes venues de l'au-delà. J'ai su que boire se jouait en plusieurs actes, et sans ne rien regretter, je n'ai pas non plus profité du premier moment venu, pour réitérer cette amère mais exquise expérience.
(à suivre)