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Billet de blog 31 août 2013

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De la difficulté d'être un buveur d'eau au pays des buveurs tout court.. (suite)

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Le buveur d'eau est triste, transparent, insipide, inodore et sans saveur. Le buveur d'eau est à l'image de sa boisson : quelconque, sans relief, sans originalité, sans pétillant. Sauf si c'est un buveur d'eau pétillante. Et encore. De toute façon, il est marginalisé, banalisé, cerclé de rouge, remarqué, tâche dans le décor. Le buveur d'eau est comme le bétail : il trempe sa soif dans l'abreuvoir, avec les chevaux pendant que les vrais hommes sont au saloon, à brûler leurs papilles dans un whisky de contrebande. Le buveur d'eau est bon à pendre, de peu d'intérêt, sans conversation, sans relief, de source, minéral, rouillée jusqu'à l'os, humide jusqu'aux joints moisis de sa douche intérieure. Le buveur d'eau est fait de toute la pluie qui ne tombe pas sur les autres, de rivières, de lacs et de sources entrelacées dans lesquelles surnage un manque total de vouloir vivre : car l'eau, c'est bien connu, véhicule la tristesse et la platitude, la fadeur et la condition des extrêmes. L'eau sert à se laver, à remplir la chasse-d'eau, à fabriquer des glaçons, à arroser le jardin. L'eau est un fantasme sur Mars, car avant de savoir si des extra-terrestres l'ont bu, il est surtout capital de savoir s'il y en a eu, et donc, si elle a pu porter et apporter des traces de vie. Les buveurs exclusifs d'eau, de sirops, et de lait, de bière sans alcool et de cocktail itou, les buveurs de limonade et de jus de fruit divers, sont à mettre dans le même panier percé. Dieu, s'il existe, a engendré deux catégories d'humains : ceux qui boivent de l'alcool et ceux qui n'en boivent pas du tout. Courteline coupait le monde en deux : ceux qui fréquentaient les bistrots et ceux qui ne les fréquentaient pas.

Stop !

2,5% de la population actuelle française n'ont jamais consommé d'alcool. A 20 ans, ne pas boire, c'est-à-dire, ne pas boire d'alcool, est une anomalie générée sans doute par le manque d'éducation. A 40 ans, ne pas boire cache une maladie... alcoolique. Car le propre de la maladie alcoolique qui se soigne est le recours à l'abstinence. L'abstinence, quand elle n'est ni religieuse, ni médicale, masque forcément un rapport biaisé avec l'alcool comme une profonde cicatrice qui remonterait à l'enfance ou à l'adolescence, dans un zest de psychanalyse de comptoir. Ne pas boire descend forcément d'un traumatisme car ce ne peut être un choix conscient, surtout dans un pays où le vin n'est pas de l'alcool, où l'alcool est un apprentissage culturel de la vie. La notion de groupe, la notion de socialisation se lit bien souvent dans la capacité à boire de l'alcool pour appartenir à un groupe. La pression familiale, les cercles amicaux, les coteries professionnelles, l'éducation, la tradition, la culture, font qu'il est impossible de ne pas devenir un apprenti de l'alcool. Ce qui ne signifie pas que chaque buveur est un alcoolique. Mais en chaque buveur, reconnaissons-le, sommeille l'excès, tapi au coin du verre comme le loup au coin du bois. Le rite de l'alcool, c'est le passage obligé comme jadis la communion, comme toujours ou presque, le baptême, intronisation plus que bizutage. Les bulles de champagne au fond d'un verre sont les planches d'une passerelle sur lesquelles le petit dernier doit apprendre à marcher pour devenir un homme. La « première cuite » est le pendant du dépucelage; la casquette de plomb et la gueule de bois sont portées au pinacle : c'est l'apothéose de la virilité, les trophées de l'entrée en matière alcoolique, l'apprentissage d'une certaine notion de la vie. Comme il existe les fuseaux horaires, le découpage en tranches du temps, il existe un découpage temporel d'une vie de buveur, une journée, une semaine, un mois, une saison. L'éducation vinique est carrément spirituelle, vieux fond de bouteille d'une religiosité catholisante qui, en quelque sorte, a forgé les lettres de noblesse des plus grands crus d'aujourd'hui par l'intermédiaire des moines qui ont pris grand soin de la vigne et de la façon d'en faire un breuvage très prisé.

L'ivresse rime avec gonzesse. La cuite est démodée. La beuverie porte un nouveau nom : le bing drinking, un mode de consommation excessif de grandes quantités de boissons alcoolisées fortes sur une courte durée. La tradition nationale est bâtie sur deux piliers : le second est la conséquence du premier. L'alcool est un plaisir. Quand le plaisir est dépassable, il devient une contrainte : la maladie a pris la place du plaisir. Le plaisir n'engendre pas toujours la maladie mais presque quatre millions de personnes sont considérées comme à risque, c'est-à-dire flirtant avec la ligne rouge entre l'indépendance, appelé toujours le plaisir, et la dépendance qui vire à la maladie. L'alcool fait partie des meubles. Essayez un repas sans vin, un apéritif sans apéro, une soirée sans bouteille d'un breuvage titrant au moins une dizaine de dégrès. Vous ne pouvez pas être un fin gourmet sans le vin qui accompagne, comme une science, chaque plat finement préparé. De la sorte, refusez d'une main la parenthèse d'un apéritif, et vous voilà punaisé sur le mur de celui qui ne sait pas en profiter, qui n'aime pas la vie. Quant on pense qu'un alcool porte le nom d'eau-de-vie, jadis esprit de vin, comment rivalisé ?

Allez en Normandie sans boire un verre de cidre, allez en Bourgogne sans boire un verre de vin, allez en Alsace sans boire de la bière, c'est comme si vous annonciez avoir été au bord de la mer sans voir de vagues, ou en montagne sans avoir inspiré une seule fois. Hormis le vin, d'une portée symbolique inégalable, l'alcool est le pilier du sang qui nous irrigue, le ciment de la convivialité, le serpentin de la fête, le lien qui, de tous les liens, noue chacun de nous autour d'une tradition singulière. Tenter de s'y soumettre, c'est se rebeller, c'est flirter avec une sorte d'anarchie, c'est refuser d'entrer dans les habits qui devraient être les nôtres, c'est gommer une partie de l'héritage humain que la Nature, dans sa bonté distillatrice, met à notre disposition comme une offrande. Tenter de se soumettre à ses premières gouttes d'alcool, c'est rester en dehors du cercle tracé avec la pointe d'un compas apéritif ou digestif ou festif. Boire est une identité, un geste ample, lourd de signification, comme pénétrer dans un symbolisme collectif. C'est comme le vélo ou l'amour : inséparable du genre humain. L'alcool est la clef de tous les langages universels, la traduction de tous les codes possibles, un dictionnaire dont chaque définition sommeille de l'héritage des uns vers la transmission des autres. Et celui qui ne boit pas dans ce décor ? Un snob, un paria, un marginal, un original, un malade, quelqu'un de toute façon étrange, louche, soupçonneux. Un emmerdeur en plus qui refuse le verre de l'amitié au profit d'un verre du robinet. Car dans ce sublime paradoxe, il est beaucoup plus difficile de se faire servir un simple verre d'eau plate que de se faire offrir un demi, un verre de rosé ou un jaune bien tassé. Une eau plate, une simple eau plate, vous n'y pensez pas, surtout du robinet. C'est faire offense au maître de maison qui veut absolument colorer votre flotte d'un sirop coloré, ou y inclure des bulles, ce doit être plus joyeux et génétiquement plus proche du champagne comme le singe l'est de l'homme. Un jus d'orange serait de meilleur goût, non ? Oui mais non. Le sucré avec le sel des cacahuètes, c'est une faute de goût. Car on peut ne pas aimer l'alcool mais beaucoup apprécié les cacahuètes. Sans doute, que dans le protocole des buveurs, le suceur d'eau n'a pas droit au buffet des cacahuètes, des olives et des amandes grillées. Allons, juste un fond... Ca ne peut pas faire de mal... 

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