Quel week-end ! La presse ou les sondages ont commencé à déboulonner Ségolène ; voilà que Bertrand commence son ascension vers le pinacle.Le tout début, ce fut jeudi. Le maire de Paris – une belle fonction qui, dans un passé encore récent, a servi de tremplin à une ambition présidentielle (électoralement) réussie – publie un livre au titre rappelant l’éloquence révolutionnaire de Danton : De l’audace ! Pour la première fois, un responsable socialiste, lit-on dans la presse, déclare qu’il faut réconcilier le socialisme et le libéralisme. C’est clair : Bertrand (c’est par son prénom qu’il conviendra peut-être bientôt de l’appeler, comme nous avons eu Lionel un moment) se rallierait au social-libéralisme. Il endosserait enfin les thèses défendues il y a quelques années, par exemple, par la philosophe Monique Canto-Sperber que Chirac « récompensa » par la direction de l’Ecole Normale Supérieure.Que signifie la revendication de l’héritage de la philosophie politique libérale ?Je n’ai pu lire le livre de Delanoé qui n’est pas encore arrivé dans ma librairie préférée. Peu importe. Il semble que le libéralisme dont il est question soit plutôt le libéralisme philosophique et non, ouvertement du moins, le libéralisme économique. Cela nous situe malgré tout du côté de Benjamin Constant et Mme de Staël, de Royer-Collard, auteurs qui eurent le mérite, dans leur temps, de s’opposer aux liberticides de l’Empire, de la Restauration voire de la monarchie du citoyen Louis-Philippe, ou du côté de Tocqueville dont le prestige a été restauré, à juste titre par Raymond Aron puis, parfois pour des raisons plus discutables, par l’école historique de François Furet. C’est là où le bât blesse. Car Bertrand Delanoë a écrit, il y a quelques mois, une tribune dans Le Monde où il disait clairement qu’il fallait reconnaître que le processus révolutionnaire est terminé en France. C’était une allusion voilée, mais très précise pour qui sait lire, à la conception de François Furet qui clôt le processus révolutionnaire en 1880, quand les républicains s’installent définitivement au pouvoir. Cette conception s’est toujours opposée à une autre manière de concevoir la postérité de la Révolution française. L’expérience de l’an II aurait conduit la révolution jusqu’à franchir les limites de ce que les forces économiques de l’époque pouvait supporter : la remise en cause du libéralisme économique, le fameux laissez faire, laissez passer. Et par conséquent elle annoncerait en filigrane le mouvement des égaux et le socialisme du XIXe siècle.En tout cas, les courants socialistes les plus représentatifs et les plus variés du XIXe siècle, tous ceux qui participèrent à la Commune de Paris et furent à l’origine de la SFIO réunifiée de 1905, étaient sûrs d’une chose : le socialisme, ce n’est pas le simple prolongement de la Révolution de 89. Tous affirmaient qu’il fallait en finir avec les révolutions qui changent les gouvernements sans changer la société, et qui ne cesse de vouloir répéter ou prolonger 89 ou 92. L’innovation majeure de Jaurès, qui affiche sa préférence politique, sur tous les autres, pour Robespierre, fut de mettre en évidence que dans une république parlementaire comme la France, il était possible d’appuyer le socialisme sur le suffrage universel au lieu de s’enfermer dans l’attente d’une révolution violente. C’est d’autant plus remarquable que dans le même temps, il avait évolué d’une vision simplement républicaine vers une vision socialiste incluant largement le marxisme, sur lequel il a beaucoup réfléchi en philosophe averti. Jaurès s’opposa certes à Guesde, mais pas contre le marxisme ; il avait le sentiment de s’exprimer en marxiste qui se refuse à répéter des thèses parfois dépassées. Une volonté de s’inscrire au centre gauche en dehors du courant historique de la social-démocratieEn revanche, le courant historique de Furet, qui n’a jamais fait l’unanimité, estime que l’an II fut une erreur et que les réformes constitutionnelles de 89-90 étaient suffisamment révolutionnaires. De là la célébration de Tocqueville qui estime, lui, que la révolution était déjà acquise dans les faits (ce qui n’est pas entièrement faux) et que les années révolutionnaires pouvaient être évitées (ce qui compte tenu du refus des réformes de la monarchie absolue était illusoire). La conséquence qu’en ont tirée Furet et ses amis, entre autres Pierre Rosanvallon, est que, la révolution étant éteinte depuis 1880, il faut réhabiliter les expériences du Directoire, puis de la seconde République, dénigrées par les républicains révolutionnaires du XIXe siècle, rejeter tout ce qui peut rappeler l’esprit révolutionnaire et gouverner au centre : c’est ce qu’expose le livre déjà ancien La République du Centre, qui visiblement inspire Bertrand Delanoë aujourd’hui. Politiquement, qu’est-ce que cela signifie ? Un rapprochement avec l’esprit de feu la Fondation Saint-Simon, à coup sûr. Il est bon de rappeler qu’à cette fondation participaient outre Furet et Rosanvallon, Alain Minc, Antoine Riboud, Christian Blanc, Jean-Luc Lagardère, Francis Mer, ou encore Luc Ferry et Bernard Kouchner. Rosanvallon crut même indispensable de soutenir les réformes Juppé de 1995 qui provoquèrent les grèves que l’on sait.Une partie des anciens de Saint Simon se retrouve aujourd’hui à La République des Idées, qui est communément située au centre gauche. Pierre Rosanvallon en est le président, Olivier Mongin, de la revue Esprit, le vice-président et Jean Peyrelevade le trésorier. C’est un think tank intéressant mais assurément pas socialiste. Ségolène Royal se réclama l’an dernier de certaines de leurs thèses, au grand dam de Rosanvallon.Pourquoi ce choix médiatique entre Ségolène Royal et Bertrand Delanoé ?Pour qui suit attentivement les discussions du PS et ne se fie pas seulement aux lieux communs d’organes de presse qui réduisent tout à des rivalités de personnes ou d’écuries (qui ne sont pas absentes mais ne sont pas à l’heure actuelle déterminantes), la question posée est celle de savoir si le PS restera un parti social démocrate ou deviendra un simple parti démocrate à l’italienne ou à l’américaine. En termes politiques français, restera-t-il un parti de gauche ou deviendra-t-il un parti de centre gauche (ce qui serait une innovation sans précédent) ?Apparemment, « les reconstructeurs » qui associent deux branches de la social-démocratie (« fabiusiens » et « strausskahniens » dans une dénomination personnalisée et plutôt insupportable) cherchent à définir une conception nouvelle de la social démocratie tenant compte des échecs répétés et accentués de la social-démocratie européenne. Un courant NPS (autour de Benoît Hamon) irait peut-être dans ce sens tout en tenant à souligner ses options nettement à gauche. Le courant qui pense trouver la solution aux problèmes du PS en adoptant une ligne « Oskar Lafontaine » et en s’appuyant sur le modèle « Die Linke », de toute façon s’opposera aux partisans d’un parti seulement « démocrate » et menace de partir si ceux-ci l’emportent. Il semblerait que F. Hollande s’apprête à jouer la partition qu’il a toujours tenue et qui finalement n’a résolu aucun problème de fond, celle de la conciliation.La presse française, encadrée comme jamais elle ne l’a été depuis très longtemps, pèse de tout son poids pour que le PS ne choisisse pas entre l’orientation « social démocrate » et l’orientation « démocrate », mais entre les deux orientations « démocrates » de Ségolène Royal et Bertrand Delanoë. Evidemment l’un des deux, voire les deux devront affirmer bien fort que le libéralisme est incompatible avec le socialisme. C’est ce qu’a fait Ségolène dès hier…Le recours aux sondages est la méthode employée par la grande presse. Il a été très efficace pour faire émerger Ségolène Royal en 2006 et imposer sa candidature en court-circuitant toute discussion politique véritable dans le processus de désignation interne. Aujourd’hui, alors que la cote de popularité de Ségolène Royal chute (voir le sondage du Parisien paru aujourd’hui), il est urgent de faire émerger une nouvelle figure alternative sur le même créneau. Or Delanoë gagne en popularité depuis son succès à Paris où il a même réussi à se passer des amis de Bayrou après leur avoir fait miroiter une collaboration. Quelle aubaine ! Les socialistes se laisseront-ils faire une nouvelle fois ? Ils savent, un peu plus qu’il y a deux ans, que les sondages ne sont pas des prédictions, mais ils ont tellement envie de « gagner » ! Et les vrais débats de fonds ont tellement été occultés depuis 2002 !
Billet de blog 25 mai 2008
Après Royal, Delanoë ?
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