Parents et enfants n’ont pas beaucoup dormi la nuit d’avant : inquiets et heureux, mais ils ont été si souvent échaudés, déçus, prenant les mauvaises nouvelles en plein cœur. Cette fois, ils n’en doutent presque plus, c’est gagné. La famille sera réunie le lendemain. L’appartement, si longtemps trop grand, trop vide, est décoré de ballons, les chambres des enfants sont prêtes.
Cynthia et Makey Belle-Fleur ont embarqué samedi 5 octobre à Port au Prince sur un vol en direction de la Guadeloupe. Au départ, l’avion a deux heures de retard, vont-ils rater l’avion pour Paris? Heureusement l’escale de Pointe à Pitre est de 3 heures, ils auront le vol prévu.
Soulagement général.
Cela fait six ans et un peu plus que Marjorie Victor-Ferry se bat pour réunir ses enfants, dans son foyer de Châtenay-Malabry, là où elle a construit sa vie avec son mari Laurent, leur fils Téo, 5 ans, et là où les ont rejoints il y a 17 mois Vanessa et Marlina, ses filles de 17 ans ½ et de 14 ans.
Une histoire « banale » de regroupement familial, ce dispositif prévu pour accorder « le droit à une vie familiale normale » proclamé par le conseil d’état dès 1978 et réaffirmé par le Conseil constitutionnel, ainsi que le droit « au respect de la vie privée et familiale » protégé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme.
Dans les faits, depuis une vingtaine d’années toutes les réformes du dispositif ont eu pour objectif et pour effet de le rendre plus difficile jusqu’aux récentes déclarations de Manuel Valls s’en prenant à son existence même.
2005 : Marjorie Victor, mère haïtienne de 4 enfants, travaille comme esthéticienne en République dominicaine, elle y fait la connaissance de Laurent Ferry, Français en vacances, ils tombent amoureux, envisagent une vie commune. Laurent est agent de la RATP, il a un bon emploi, c’est en France qu’ils décident de vivre ensemble.
Ils se marient en 2006, les quatre enfants de Marjorie ont adopté Laurent, et se réjouissent de venir avec leur mère en France. Une année entière est nécessaire pour que les documents de mariage de Marjorie soient légalisés et acceptés par l’administration française, elle peut alors quitter son pays et ses enfants, le cœur serré, pour rejoindre Laurent et entamer les démarches nécessaires à leur venue. Il faut justifier d’un certain niveau de ressources, et d’un logement correspondant aux critères requis pour une grande famille. Elle trouve un emploi, alors qu’en 2008 arrive un nouvel enfant, Téo, le bonheur. Mais toujours pas de logement aux normes de l’OFII (Office français de l'Immigration et de l'Intégration) pour 7personnes. Aussi souvent qu’ils le peuvent, Marjorie, Laurent et Téo se rendent en République dominicaine pour des vacances en famille, là où ils se sont connus. Ils s’y trouvent le 10 janvier 2010, ainsi échappent-ils tous au tremblement de terre qui frappe Port au Prince et ensevelit 30 membres de la famille de Marjorie.
Les quatre enfants auraient dû évidemment bénéficier du dispositif d’urgence installé par le gouvernement français, qui a publiquement fait savoir qu’il allégeait les conditions exigées pour le regroupement familial des Haïtiens. Il n’en est rien. « Pas de logement, pas d’enfants, est-ce humain ? » écrit Laurent Ferry à tout ce que le monde politique compte de responsables. Il faut attendre 10 mois pour que le sous-préfet d’Antony, Bernard Bouloc, leur accorde enfin le regroupement familial, la famille venant alors de disposer d’un grand logement à Chatenay Malabry. Tout se met en place pour l’arrivée des enfants. Mais en novembre 2011, l’ambassade de France en Haïti émet un refus de visas, exigeant des déclarations « initiales de naissance », documents impossibles pour eux à fournir, puisque comme la plupart des enfants en Haiti, ceux de Marjorie ont été déclarés à leur naissance au temple et non à l’état-civil. Les parents se lancent alors dans un nouveau parcours du combattant, entre procédures de justice et mobilisations. Des élus interviennent au cabinet de Guéant et plus tard de Valls, les parents d’élèves de l’école de Téo les soutiennent. En avril 2012, le T.A de Nantes rend un premier jugement en leur faveur, qui aboutit à une décision dramatique de l’ambassade, sur injonction du ministère de l’intérieur, Claude Guéant encore en poste : deux visas pour quatre enfants. Les aînés, devenus majeurs, sont écartés et restent en Haïti, leurs deux sœurs rejoignent la famille en mai 2012. Un second jugement, faisant suite à un nouveau recours contredit totalement le premier. Marjorie Victor et ses filles, sidérées, entendent au tribunal le représentant du ministère, Manuel Valls est devenu ministre, mettre en cause la filiation de leurs frère et sœur. Continuer à se battre après cela fut un combat de chaque jour, un combat qui dura 16 mois parsemés de drames, au cours desquels il a fallu tenir, continuer, prendre des initiatives, espérer chaque fois et repartir après les échecs.
Ils finissent aujourd’hui par gagner, parce que des compatriotes les ont aidés, que l’administration haïtienne est intervenue quand il le fallait, que des élus ont continué à les soutenir. Il était hors de question de lâcher. Pour eux, évidemment, mais pour tous les autres, qui attendent des années de pouvoir se retrouver et vivre ensemble, sans jamais être certains qu’ils y parviendront. Car il s’agit bien d’une politique qui depuis des décennies tend à freiner par tous les moyens possibles l’immigration familiale, notamment en dévoyant la mission des services consulaires.
Comme les Victor-Ferry, des centaines d’autres familles subissent l’impossibilité de vivre réunies du fait des refus de visas. La suspicion de fraude et la contestation des actes d’état-civil quelque soient les gouvernements est la règle et ouvre ainsi la porte à des pratiques souvent discriminatoires. Dix années de sarkozysme, à l’Intérieur puis à l’Elysée, ont enraciné dans trop d’administrations l’idée que tout étranger est un fraudeur en puissance, un menteur probable, un suspect à traquer.
Les gouvernements, les ministres et les cabinets, les ambassadeurs, ont changé. Sur la politique migratoire, peu de changement : mêmes objectifs chiffrés assignés, mêmes réflexes des conseillers de droite comme de gauche, ouvrant le parapluie avant toute chose, et préférant une immobilité dévastatrice à la moindre prise de risque. Parallèlement au durcissement des lois, l’attribution depuis 2007 de la politique des visas au ministère chargé de l’immigration, en l’occurrence au ministère de l’intérieur ont fait des services consulaires « les gardiens zélés de nos frontières » (N. Ferré. Plein droit, 85, juin 2010)
Officiellement, 16 500 personnes ont bénéficié en 2012 d’un regroupement familial, soit à peine 8% de l’immigration légale. Chiffre dérisoire. Ce n’est pourtant pas par mégarde qu’en août dernier, lors du séminaire gouvernemental à l'Elysée consacré à la politique d’avenir de la France, M. Valls s’est exprimé sur le regroupement familial déclarant que la pression démographique en Afrique allait obliger la France à revoir sa politique migratoire, notamment sur ce point. Des propos ensuite reniés par l’intéressé, mais qu’à n’en pas douter, la droite, si elle revenait au pouvoir, saurait utiliser pour remettre en cause le regroupement familial.
Nous souhaitons la bienvenue en France à Cynthia et Makey Belle-Fleur. Naïvement, nous voudrions croire que les souffrances qui leur ont été injustement infligées ainsi qu’à leur famille, auront épuisé l’ardeur de ceux qui en sont à l’origine. Que plus jamais, à des parents qui ont pendant des années envoyé de l’argent, téléphoné aussi souvent que possible, effectué de trop rares voyages auprès de leurs enfants restés au loin, on osera répondre que cela ne compte pas, ne constitue pas de preuves probantes ni d’un attachement, ni d’un lien filial. Nous aimerions penser que ces choses peuvent changer. Pas seulement parce que les gouvernants deviendraient plus "humains", mais parce que les citoyens désavoueraient systématiquement et le leur diraient haut et clair, cette politique contre les pauvres qu'ils soient d'ailleurs ou d'ici.
Armelle Gardien
RESF 92