L’ECOLE ET LA QUESTION DES ECRANS
A propos de « L’enfant et les écrans
L’Avis de l’Académie des sciences »
Au cours du premier trimestre 2013 le débat sur le rapport des enfants aux écrans s’est enrichi d’un nouveau document intitulé : « L’enfant et les écrans, l’Avis de l’Académie des sciences ».
Je considère que le débat s’est enrichi d’abord parce qu’un document signé par quatre universitaires de renom et labellisé par l’Académie des sciences ne peut que susciter au moins de la curiosité ensuite parce qu’en se révélant particulièrement décevant il a déjà engendré des réactions justifiées.
D’abord la réaction de trois autres scientifiques (voir le quotidien Le Monde du 08/02/2013), dont Michel Desmurget, auteur de « TV Lobotomie », pour lesquels « laisser les enfants devant les écrans est préjudiciable » (titre de l’article du Monde), car les écrans constituent un problème de santé publique particulièrement important. Ils s’élèvent d’abord contre son caractère peu scientifique. « Les recommandations avancées sont si surprenantes, au regard des données d’ensemble de la littérature scientifique et des prises de position récentes de plusieurs institutions sanitaires majeures, que l’on peut s’interroger sur le soin apporté à la rédaction de ce travail » (je les cite). Mais ils ne peuvent évidemment pas reprocher aux auteurs de l’Avis de recommander aux parents l’évitement complet de la télévision pour les enfants de 0 à 3 ans. C’est bien la seule recommandation sur laquelle les deux groupes de scientifiques peuvent être totalement d’accord.
Sans être véritablement un scientifique je me permets moi aussi de réagir en me démarquant autant d’un groupe que de l’autre. Enseignant de mathématiques (retraité depuis 2003), mais aussi photographe (photographe militaire, puis amateur – voir ma biographie sur le site http://www.robertchieze-education.com), je me suis intéressé aux effets de la télévision parce que parallèlement à sa pénétration massive dans les espaces de vie j’ai constaté l’apparition et le développement de résistances aux apprentissages scolaires parfois totalement nouvelles et globalement de plus en plus fortes. Or la télévision est faite d’images et essentiellement d’images de conception photographique. En outre des études scientifiques révèlent justement que les effets de la télévision sur les apprentissages scolaires sont plus sensibles en mathématiques que dans les autres disciplines. Voila donc dans mon parcours personnel les raisons de mon intérêt pour les effets des écrans en commençant par ceux de la télévision.
Pour Michel Desmurget, « une grande partie des affirmations avancées dans ce rapport sont dénudées de tout fondement scientifique et ne reflètent que les préjugés ou opinions des auteurs ». A l’égard des fondements scientifiques évoqués, et connaissant son travail, je ne me permettrai ni d’approuver ni de désapprouver son jugement. Mais pour moi d’un point de vue scientifique la question de fond n’apparaît pas dans les études effectuées au cours des dernières décennies, même si je reconnais leur intérêt. Car derrière les écrans il y a la photographie. Les liens entre les deux ne sont pas évidents. Pourtant les écrans se situent au terme d’une chaîne d’inventions dont le premier maillon est la photographie. Le cinéma, c’est-à-dire le maillon suivant, tel qu’il a été inventé n’existerait pas si la photographie n’existait pas. Aujourd’hui, peut-on imaginer l’existence de la télévision, telle qu’elle est apparue dans les années 50, si la caméra n’existait pas ? Par la suite les capteurs sont venus remplacer la pellicule et le traitement numérique immédiat des effets de la lumière sur ce capteur est venu remplacer le développement chimique dans des appareils photographiques et des caméras conçus et perfectionnés jusqu’à leur niveau actuel pour faire de la photographie argentique. Disons plus simplement que la qualité des images produites ne s’est pas améliorée avec le numérique. Nous pouvons alors supposer que les écrans n’existeraient pas si la photographie n’existait pas. C’est possible et même certain, mais essayons plutôt et tout simplement d’imaginer quel serait alors leur intérêt réel, de différents points de vue: scientifiques, technologiques, économiques, sociaux, culturels ... Finalement photographie et écrans sont étroitement liés et nous retiendrons surtout que c’est la télévision puis les écrans qui ont permis à l’image photographique, devenue mobile avec le cinéma (et qu’il convient alors d’appeler « image de conception photographique », pour la distinguer de la photographie elle-même dont une caractéristique importante est l’immobilité), d’envahir massivement les espaces de vie familiaux, sans aller évidemment jusqu’à dire que la télévision et les écrans ont été conçus pour diffuser des images de conception photographique. Comparativement, avant la télévision, la présence d’images de conception photographique dans les espaces de vie familiaux n’était vraiment que marginale. Voilà une vérité à caractère scientifique à laquelle l’Avis de l’Académie des sciences n’accorde pourtant aucune importance. Elle n’y est même pas relevée.
Pour ce qui est des préjugés et des opinions, je rejoins Michel Desmurget en constatant qu’effectivement les auteurs de l’Avis montrent ostensiblement une véritable fascination pour les nouvelles technologies, les perspectives offertes par l’interactivité, l’habileté tactile des enfants et le virtuel. Sur les nouveaux écrans le numérique donne de l’importance au virtuel, mais ce glissement n’enlève rien à la présence de l’image de conception photographique et à la puissance de son impact, notamment sur les enfants très jeunes. La réaction du garçonnet qui va voir derrière l’écran de télévision en pensant voir réellement, éventuellement pouvoir caresser, l’animal familier qu’il a préalablement identifié (des réactions de ce genre ont été très souvent observées chez des enfants de 1 à 3 ans) nous conduit à considérer que dans le psychisme et le cerveau de l’enfant jeune l’image de conception photographique ne relève pas du virtuel mais bien du réel.
L’image de conception photographique, encore plus fortement lorsqu’elle est mobile, « reproduit » la réalité (statut d’empreinte et fonction de mimèsis) notamment dans les émissions documentaires et d’information. La connaissance, l’éducation, la culture, l’expérience permettent aux adultes de prendre du recul par rapport à ce pouvoir phénoménal de la photographie. Donc, pour les adultes, les controverses sur les théories de la mimèsis sont parfaitement justifiées. Mais les enfants jeunes, de moins de 3 ans et même de moins de 6 ans, ne possèdent pas encore les outils qui permettent ce recul ; car ces outils ne relèvent ni de la génétique ni de l’évolution de l’espèce humaine. Or vers l’âge de 1 an les enfants sont déjà capables de reconnaître par identification. Ce que tous les parents peuvent, ou ont pu, constater. Ils sont donc attirés par la télévision, parce qu’ils reconnaissent le contenu de certaines images ou de certaines séquences par identification avec ce qu’ils voient ou connaissent déjà. Ils s’initient alors très rapidement à une forme d’accès à la connaissance en opposition très forte avec les exigences de l’écrit. Cette initiation va progressivement prendre de l’ampleur en échappant à la conscience des adultes. Peut-on vraiment leur l’épargner ? Je l’ai cru. Aujourd’hui je pense que non, et qu’il faut admettre la réalité.
Pour faire court je dirai ici que les parents ne donnent pas suffisamment suite aux discours des experts recommandant l’évitement complet, (pour plus de précisions voir sur le site : http://www.robertchieze-education.com, l’article : « Sur l’Avis de l’Académie des sciences »). Depuis que la télévision existe des intellectuels dénoncent sans relâche ses dangers. Pour quel résultat ? Les enquêtes révèlent qu’en moyenne même les enfants très jeunes, pour lesquels les deux groupes de scientifiques sont d’accord et recommandent l’évitement complet, passent de plus en plus de temps devant la télévision. Il faut finir par admettre cette réalité. La télévision n’est plus un phénomène nouveau. Aujourd’hui la majorité des parents d’enfants jeunes ont, quand ils étaient eux-mêmes enfants, passé beaucoup de temps devant la télévision et ne le regrettent pas. Mais les effets de la télévision, et notamment ceux des images de conception photographique, sont bien réels, sur tous les enfants, qu’ils soient très jeunes, jeunes et adolescents. Par engouement ou même trop souvent par fascination pour les nouvelles technologies et l’aisance apparente mais superficielle des enfants n’oublions pas cette réalité.
Alors que faire ? Rien ? NON ! Selon mon hypothèse l’élargissement du champ des considérations scientifiques fait apparaître le seul angle d’attaque possible dans cette situation.
Les rapports des jeunes à l’écrit et au discours en général se sont fortement dégradés. Pour moi cette évolution est un effet à la fois direct et indirect de la diffusion massive d’images de conception photographique et plus globalement de la télévision dans les espaces de vie familiaux. Elle concerne notamment les prédispositions aux apprentissages scolaires (motivation, attention, concentration, écoute, mémoire, besoin d’immédiateté, perception de l’espace et du temps, effets des technologies sur l’intérêt pour les savoir-faire fondamentaux et les activités nécessaires au développement intellectuel). Pour plus de précision je renvoie encore au site « Robert Chieze Education », en commençant par l’article « Refondation de l’école : les priorités ». La trajectoire de ces effets débute dès qu’un enfant est capable de reconnaître le contenu d’une image, c’est-à-dire vers l’âge de 1 an. Il paraît difficile d’éviter son développement, et tous les enfants sont plus ou moins concernés. Le problème à résoudre ne relève donc pas seulement de la justice sociale ou de l’équité. Peut-on, à partir d’un âge à déterminer, neutraliser cette évolution ? OUI ! Je suis même certain que ce que les jeunes voient à la télévision peut être saisi pour retourner totalement la production d’effets et la rendre positive. En outre, et c’est extrêmement grave, à cette évolution des rapports à l'écrit s’est associée l’incurie de l’institution scolaire et des acteurs de l’éducation. Voir encore une fois sur le site Robert Chieze Education les articles déjà cités. Tous les pays sont bien sûr concernés mais, dans cette forme d’abandon des enfants aux effets de la télévision, aucun n’est allé aussi loin que la France où la pression des traditions culturelles et des références à l’école d’autrefois a eu des conséquences particulièrement perverses. Nous pouvons tous constater que l’efficacité de l’école s’effrite de façon continue depuis l’entrée massive de la télévision dans les foyers. Le parallèle chronologique est évident.
Voilà où se situe notre angle d’attaque des effets des écrans. Car il faut bien être conscient que l’incurie de l’institution scolaire et des acteurs de l’éducation a bien sûr amplifié leurs conséquences mais elle a aussi fortement perturbé le travail d’observation et de réflexion.
Les écrans sont incontournables et l’histoire ne se refait pas. Heureusement car sans nier leurs effets, ni les minimiser, je suis convaincu qu’ils participent déjà activement au bonheur du plus grand nombre et qu’il est permis d’en attendre encore beaucoup plus. A cet égard je ne désavoue pas les auteurs de l’Avis. De toute façon nous sommes bien obligés de faire avec. Mais je ne dis pas que tous les discours recommandant l’évitement des écrans, surtout de la télévision, sont totalement inutiles. Non ! Ils dénoncent des effets bien réels et présentent déjà le mérite d’inciter les parents à limiter et à surveiller la présence de leurs enfants devant les écrans, car elle peut avoir très vite des incidences sur toutes les autres activités possibles et nécessaires. Mais il faut être conscient que dans le contexte culturel, économique et social actuel les parents ne peuvent pas faire plus que se qu’ils font. Pour l’immense majorité des enfants ils ne parviennent pas à éviter que la trajectoire des effets se développe. (Pour des raisons que j’explique sur le site Robert Chieze Education, il faut même considérer qu’en réalité, directement ou indirectement, tous les enfants sont concernés). Pour faire avec, de façon efficace, commençons donc par agir sur ce qui peut être corrigé et même inverser: l’évolution particulièrement négative des rapports des jeunes à l’écrit. Il faut donc s’attaquer en priorité à l’incurie de l’institution.
Reconnaître que les écrans participent déjà au bonheur du plus grand nombre et qu’à cet égard il est permis d’en attendre encore beaucoup plus ce n’est pas non plus s’abandonner à la fascination. Pour illustrer ce danger je vais reprendre rapidement un parallèle avec les calculatrices que j’ai longuement exposé sur l’article déjà cité du site Robert Chieze Education. Dans les années 70 à 90 j’ai vu des parents convaincus que les calculatrices allaient comme par miracle faire de leurs enfants des génies en mathématiques. Ne laissons pas se développer les mêmes illusions. Quand les bases de la numération sont solidement acquises le bon usage des calculatrices n’est plus un problème. Par contre quand les bases de la numération ne sont pas acquises il n’est pas possible de faire des mathématiques et les calculatrices n’y changent rien. Il en de même pour les écrans. De façon générale leur bon usage est d’abord celui d’une maîtrise de l’écrit, nécessairement modernisée dans son apprentissage mais excellente, puis d’une connaissance du fonctionnement de l’image de conception photographique. Or, à cet égard, l’incurie de l’école est totale. Prenons l’exemple de la mémoire de travail qui, d’un point de vue pédagogique, est devenue un problème important. Les auteurs de l’Avis de l’Académie des sciences croient voir dans la pratique des jeux vidéo un moyen de la développer. Je suis très sceptique. La mémoire ne fonctionne pas de la même façon devant les plages qui composent les images des jeux vidéo que devant les lignes fines des signes écrits. Par contre je sais avec certitude qu’au cours des dernières décennies l’école a écarté les activités les plus propices au développement de la mémoire de travail notamment en réduisant fortement le travail sur la numération. La mémoire de travail et la mémoire en général relève de cet ensemble de prédispositions dont le développement ne peut plus être abandonné au hasard. Ce que l’école a tendance à faire en se reposant comme autrefois sur le contexte environnemental de l’enfant qui aujourd’hui n’est radicalement plus le même.
Le travail de recherche de référence se trouve sur le site :