« Une authentique question, c’est-à-dire une question sans fin » (Cornélius Castoriadis)
L’émission « En direct de Mediapart » consacrée « aux pratiques de l'islam et au développement de l'islamophobie dans la société française » a donné lieu à un échange de commentaires qui manifestait une inquiétude largement partagée et de très vives oppositions. Nous avons exprimé à cette occasion notre désaccord sur les positions défendues sur le plateau et l’ampleur des zones d’ombres inexplorées.
Ce qui nous a fort étonnés d’entrée, c’est l’avertissement d’Edwy Plenel, nous prévenant que la messe était dite et les controverses des lecteurs désolantes. Un seul point de vue avait droit de cité, celui des invités qui ont abondamment, et avec quelle unanimité, dénoncé les "laïcards", racistes et colonialistes, prétendument coupables d’islamophobie.
Aucune voix opposée : aucun Chokri Belaïd n’a eu la parole ce soir-là, aucune Wassyla Tamzali[1] interpellant ses « amis d’hier », ceux de la lutte anticolonialiste et démocratique, intellectuels de gauche prêts maintenant à soutenir le discours religieux et culturaliste, aucun Edouard Glissant préférant un monde créolisé à un monde communautaire...
Les journalistes se sont montrés inhabituellement peu curieux (même lorsque Tariq Ramadan a été loué comme maître à penser et à discourir) entraînant l’impression que la cause défendue par les intervenants était celle de Médiapart. Nous pouvions nous demander : est-ce que la lutte contre « l’islamophobie » est une valeur éditoriale du journal ? Cela nous paraîtrait une dérive détestable tant ce terme, récemment inventé, a des significations contradictoires et délétères.
Alors que les journalistes ont soutenu toute la soirée une position politique qui nous a fâcheusement surpris, nous nous félicitons que la conception participative de Médiapart donne aux lecteurs la possibilité de reprendre le questionnement abandonné.
Nous nous proposons, tant les problèmes soulevés sont fondamentaux, de poursuivre le débat dans quatre billets successifs, autour de quatre questions : d’abord le sens du mot islamophobie, puis le sens du voile des femmes, ensuite le projet politique des intégristes religieux, enfin la créolisation comme alternative au communautarisme.
Islamophobie : un mot déloyal
Nous récusons le terme d’islamophobie qui crée la confusion, en englobant dans une même condamnation des attitudes totalement opposées et en les assimilant à un dérèglement mental (peur irraisonnée). Il désigne à la fois :
- Les comportements hostiles contre les musulmans, insultes et agressions, profanations de leurs lieux de culte, de leurs cimetières qui relèvent du racisme.
- La critique de l’islam en tant que religion. Elle se rapporte à une toute autre tradition, « allant de la simple critique philosophique ou sociologique, jusqu'à des formes très militantes de lutte contre toute forme de religion, héritières des grands débats anticléricaux du début du XXe siècle. » (Wikipédia) Elle relève de la liberté d’expression à laquelle les religions opposent l’interdiction de blasphémer.
- L’opposition à l’islamisme en tant qu’intégrisme religieux, voulant imposer une dictature fondamentaliste aux communautés ou aux peuples. C’est une opposition politique. Le fondamentalisme cherche également à se faire passer pour la seule vraie religion et combat des conceptions moins rigoristes, des formes familières de l’expression de la foi, aptes à s’adapter à des environnements divers. L’opposition à l’islamisme relève du combat laïc et démocratique mené aussi contre les autres fondamentalismes, nés principalement dans les religions monothéistes (judaïsme et christianisme).
- La résistance à l’oppression des femmes et au sexisme. Dans le monde musulman, cette oppression donne lieu à des pratiques de ségrégation sexuée. La résistance est politique et fait partie intégrante des combats féministes universels pour la liberté et l’égalité. Les religions et autres institutions patriarcales noient le poisson dans les arguments culturels.
Il y a les mots de la duperie, les mots faits pour empêcher de penser. Le terme d’islamophobie en est un. En amalgamant des sens contradictoires, il permet aux intégristes d’entretenir la confusion et de faire passer la critique de leurs projets politiques pour du racisme ou du blasphème ou de l’intolérance culturelle. Il vise à intimider, à interdire l’expression des désaccords. Dans les dictatures islamistes, il est systématiquement employé pour désigner les opposants.
Comme le dit Caroline Fourest, « Loin de désigner un quelconque racisme, le mot "islamophobie" est clairement pensé pour disqualifier ceux qui résistent aux intégristes, à commencer par les féministes et les musulmans libéraux ». Son interprétation est partagée par le Mouvement des musulmans laïques de France (MMLF) : « Ce terme (islamophobie) ne désigne pas un racisme, mais stigmatise toutes celles et tout ceux qui résistent à l’islam radical et archaïque ». Cette façon de fausser la discussion est à rapprocher du qualificatif d’antisémite prononcé à l’égard des personnes critiquant la politique d’Israël.
Il y a les mots de la dépolitisation, les mots faits pour escamoter le véritable conflit social et politique. Le terme d’islamophobie en est un. Ils rapportent tous les heurts relatifs à l’institution du monde commun, éminemment politiques, à la concurrence des vies privées (c’est ma liberté à moi), aux dérèglements psychiques (la série des –phobies), à la diversité culturelle (nos droits à la différence), à la diversité des groupes d’intérêts. La politique disparaît dans les affrontements et compromis entre individus ou groupes de pression.
Berkeley reprochait aux philosophes de se barrer eux-mêmes la route de la connaissance à coups d’abstractions : « Ils ont d’abord soulevé la poussière et se plaignent ensuite de ne rien voir. » . La poussière est utile aux fondamentalistes qui, eux, ne perdent jamais de vue les questions de pouvoir.
Quelle personne, ayant mené des combats pour la laïcité, contre le colonialisme et le racisme, contre l’oppression des femmes, ne se sentirait insultée quand ses propos sont assimilés à ceux de ses pires ennemis ? Si vous vous opposez à la "charia", vous êtes islamophobe, si vous critiquez le pouvoir théocratique musulman, vous êtes islamophobe, si vous êtes pour la laïcité, si vous êtes pour l’égalité homme-femme vous êtes islamophobe.
Vous condamnez les pratiques des islamistes radicaux organisant la vie dans la zone contrôlée du Nord Mali - obligation du voile pour les filles et les femmes, interdiction d’écouter de la musique, de fumer, pour les filles d’aller à l’école. Est-ce du racisme, de l’islamophobie ? Et si vous vous indignez de la fatwa contre Salman Rushdie, des meurtres de Théo Van Gogh, de Chokri Belaïd? Des attentats de NewYork, Londres et de Madrid ?
L’autre soir, en entendant culpabiliser les "islamophobes-laïcards-racistes-colonialistes", dans un méli-mélo de ressentiments et de vraies discriminations, nous avons situé sans mal les propagandistes de l’intégrisme... mais avons attendu en vain qu’ils soient interrogés, contestés et contredits.
Chantal et Roger Evano
[1] Wassyla Tamzali, Une femme en colère – Lettre d’Alger aux Européens désabusés – Gallimard 2009