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Billet de blog 6 septembre 2014

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Léautaud, la force du quotidien

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Léautaud c’est l’émotion au quotidien. J’ai dit en titre : la force, oui, c’est vrai, la force d’écrire, jour après jour, écrire sur sa vie, pendant plus de soixante années. Et cependant c’est l’émotion qui dicte. Cette émotion qui transpire de tous ses écrits, cette larme qui lui vient parfois, cette manière de ressentir avec acuité, ce courage intellectuel, cette inflexible volonté, cette inlassable curiosité, tout cela c’est une œuvre. Il existe comme ça quelques œuvres d’écrivains. Si peu. 

Écrire sur soi, tous les jours pendant soixante ans, ce n’est pas rien, je vous assure, vraiment ce n’est pas rien. Je m’y essaie, toute volonté tendue, je n’y arrive pas. Et écrire avec ce même ton, ce même enthousiasme, cette même (im)pertinence, cette même indépendance, ce même esprit. Vraiment, je vous assure, ce n’est pas rien. J’ai lu en quatre mois les 18 volumes de son Journal littéraire. Je ne me suis jamais ennuyé. J’ai pris des notes, des centaines de notes. Il me suffit d’ouvrir un des volumes pour y retrouver une des phrases qui m’a donné une émotion, son émotion à lui, qu’il ne vantait jamais, qu’il se contentait de dire, simplement, sans faste, sans intention, obstinément.

Paul Léautaud, 1842-1956

L’émotion de Léautaud, c’est quelque chose ! Ce n’est pas feint, ça jaillit, ça se répand, ça vous descend d’un coup dans les chairs.

Quelques phrases extraites des 6 ou 7000 pages du Journal. Par exemple, « Je ne me dédis pas de ce que j’ai écris un jour : l’amour donne du talent. C’est bien le moins, avec tous les tourments qu’il donne. »

Ou, « Un autre martyre encore, celui des chevaux de mines. Les sanglots vous serrent la gorge, à l’idée de pareilles souffrances. Je le répète : on pense avec une sorte de bonheur qu’on mourra un jour et qu’on sera délivré de cette affreuse humanité faite d’imbéciles ou de bourreaux. Plus rien ne m’intéresse quand je pense à l’immense souffrance qu’elles représentent sur la terre, rien ne compte auprès de cela, rien, rien. Je n’ai plus que dégoût et pitié pour les plaisirs de la vie, quand tant d’êtres innoncents subissent tant de cruauté. »

Et puis, « Je garde, et de plus en plus mon opinion : ne vaut que l’homme qui se fait soi-même, et qui se fait en conformité de sa nature, de son esprit et de ses goûts. »

Ou encore, « J’aime tendrement les bêtes qui me restent : le chat Grison, la chienne Barbette, le guenon Guenette, tous trois depuis près de dix ans chez moi, et la dernière venue, la chatte Minette, recueillie au commencement de cette année au Luxembourg. Je ne passe jamais à côté d’elles sans leur donner une caresse. »

Ce qu’il disait du Misanthrope : un incompris, un malheureux, un homme moqué, tourné en dérision, détesté parfois. Léautaud lui-même. Et pourtant plein de vigueur, de facétie, de surprises. Plein de vie et de chaleur, le Léautaud misanthrope.

Et il faut entendre sa voix, son rire ! Rien que sa voix, son ton, c’est plein de vibrations, ça sonne ! C’est comme une musique, sa voix. Robert Mallet l’avait interviewé à la radio en 50 ou 51, une série d’émissions qui avaient connu un grand succès, transcrites ensuite et publiées chez Gallimard. Un régal pour l’oreille et l’esprit !

Que ceux qui seraient assommés à l’idée de lire les 18 volumes du Journal se procurent la transcription des entretiens avec Robert Mallet, je leur promets quelques heures de plaisir.

Léautaud entouré de ses dizaines de chats et de chiens, se ruinant pour eux, Léautaud écrivant à la lueur de bougies, pestant, s’amusant, dissertant. Léautaud cotôyant les grands du moment, hommes de lettres et hommes de théâtre, Gide, Gallimard, Grasset, Guitry, Apollinaire, et tous ces poètes sur qui il a tant écrit et dont il savait par cœur (par cœur !) des centaines de poèmes.

Je me suis beaucoup amusé à lire ces milliers de pages, j’ai pleuré parfois, jamais de tristesse, toujours d’émotion partagée. À la fin, j’espaçais mes lectures, je ne voulais pas que ça se termine, je ne voulais pas le voir là, sur son lit de mort, écrivant encore, presque jusqu’au dernier jour, avec sa verve et sa magnifique constance. Ça me faisait mal de penser à ça, très mal, j’avais le sentiment de perdre un ami, un des rares que j’aie jamais eu.

On est ridicule, parfois. 

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