Qu'est-ce qui fait que certains ensembles d'hommes constituent à nos yeux des touts que nous appelons des sociétés, c'est à dire, qu'est-ce qui fait l'unité d'une société ? Et quelles conditions doit satisfaire une société, pour qu'il soit bon pour ses membres d'être réunis en elle ?
Déjà au IVème siècle avant notre ère, en Grèce ancienne où les sociétés étaient des cités, Aristote s'était posé ces questions, dans ses Politiques (livre III, chapitre 9). A ses yeux, parmi les choses qui font l'unité d'une cité, il y a bien sûr des réalités scientifiquement observables, comme un territoire partagé par les membres de la cité, un pouvoir politique qui coordonne les actions des membres, des mariages entre membres, des activités collectives auxquelles participent les membres, comme la guerre dans une même armée, l'activité économique, ou des loisirs comme les fêtes ou les cérémonies religieuses. Mais tout cela ne suffit pas pour Aristote, pour faire l'unité d'une cité qui réunirait à juste titre ses membres en elle. Il faut aussi que les membres de cette cité soient engagés les uns envers les autres dans une relation d'amitié (au sens bien particulier qu'il donnait à ce terme).
Mais l'amitié, qui peut la voir ? On peut percevoir des gestes ou des paroles qu'on interprète comme des signes d'amitié, mais on ne voit jamais directement l'amitié de celui qui nous adresse ces signes, car elle est un sentiment intérieur, qui n'est directement perçu que par celui qui le ressent. Parfois d'ailleurs quelqu'un peut nous adresser des signes d'amitié, mais sans ressentir d'amitié pour nous, en faisant juste semblant. Et nous ne pouvons jamais aller vérifier à l'intérieur d'un être si les signes d'amitié qu'il nous adresse sont sincères ou mensongers : il y a un moment où il nous faut faire confiance, croire en cette amitié sans l'avoir directement vue. Parfois on a tort de croire en une amitié, sans cette preuve qui seule pourrait donner la certitude que cette amitié existe ; mais parfois on a raison d'y croire, et comme cette amitié a aussi besoin que nous nous y engagions nous-mêmes pour exister, c'est seulement dès lors que nous y croyons aussi qu'elle existe (et cela a alors quelque chose de miraculeux). L'engagement dans une amitié avec quelqu'un, est donc un exemple des cas où on peut avoir raison de croire en l'existence d'une chose, sans une preuve qui donne la certitude scientifique qu'elle existe.
Cette vaste relation d'amitié dont parle Aristote, dans laquelle devraient selon lui être engagés les membres d'une même société, est donc quelque chose que peut ressentir une société, sans que personne ne puisse aller voir à l'intérieur de chaque membre de cette société, si elle existe vraiment. Chaque membre ne peut avoir un accès direct qu'à son engagement personnel dans cette relation, mais si il était le seul engagé dans cette relation, alors on ne pourrait pas dire qu'elle est un fait global concernant une société de plusieurs millions d'hommes. Chaque membre de la société ne peut donc s'engager dans cette amitié qu'en donnant sa confiance, sans preuve qui donne la certitude que cette amitié existe. Et c'est parce qu'elle est quelque chose que peut ressentir la société, et qui peut exister sans qu'on puisse vérifier scientifiquement son existence, que cette amitié peut être vue comme une définition possible de l'âme d'une société, inspirée d'Aristote.
Deux manières de croire que l'âme d'une société est une illusion.
Il y a donc deux manières de croire que l'âme d'une société est une illusion. Il y a la manière de celui qui croit que l'âme d'une société peut exister, mais qui la définit comme une chose dont il ne se rend pas compte, qu'elle ne peut pas exister. Et il y a la manière de celui pour qui l'âme d'une société se définit comme une chose dont il pense qu'elle ne peut pas exister.
L'âme d'une société fait partie des choses dont on ne peut vérifier scientifiquement l'existence. C'est pourquoi il est difficile de définir cette âme, et c'est pourquoi on pourrait dire que celui qui croit que cette âme peut exister, mais ne parvient pas à lui donner une définition satisfaisante, est un spiritualiste qui trébuche sur cette difficulté de définition, un spiritualiste d'une espèce naïve.
Quant à celui qui croit que cette âme ne peut pas exister, c'est surement parce qu'il ne voyait pas ce qu'elle pouvait bien être, et parce qu'à chaque fois qu'il a demandé à quelqu'un qui croit en la possibilité de son existence, de lui expliquer ce qu'elle est, il est tombé sur un spiritualiste naïf, qui lui a dit qu'elle est quelque chose dont il se rendait bien compte que ça ne peut pas exister. A force, il a sûrement fini par se dire que l'âme d'une société, et d'ailleurs toutes les autres choses dont on ne peut prouver scientifiquement l'existence, ne sont que des illusions : il est devenu un scientiste.
Le spiritualisme naïf et le scientisme sont opposés sur la question de savoir si l'âme d'une société peut exister. Mais ils sont unis dans la croyance que l'âme d'une société, se définit comme une chose qui ne peut pas exister, une illusion.
Or donc, il y a maintenant plus de 2300 ans, Aristote nous avait indiqué comment il est possible de n'être ni un spiritualiste naïf, ni un scientiste : comment on peut définir l'âme d'une société comme quelque chose qui peut exister, et par quoi cette société peut devenir pour nous un objet d'amour.
Une société et son âme, les fleurs et les fruits qu'elle porte, les scènes dont elle est, ou fut le théâtre, les morts qui reposent dans sa terre.
A partir de cette indication d'Aristote, on peut essayer de reconstruire la conception qu'on a d'une société, d'une manière qui ne soit ni celle du spiritualisme naïf, ni celle du scientisme : en ne parlant que de choses qui existent ou peuvent exister, mais en voyant pourtant une société comme quelque chose qui a, ou devrait avoir une âme (en définissant cette âme comme une chose qui peut exister, un peu semblable à la vaste relation d'amitié dont parlait Aristote).
Une société consiste d'abord en des choses scientifiquement observables, qu'on peut énumérer comme l'avait fait Aristote. Il y a un ensemble d'individus, une population. Il y a une parcelle de terre, un territoire, sur lequel ces individus vivent ensemble. Ces individus forment un corps social : ils font corps, c'est à dire qu'ils ont entre eux une certaine cohésion et une certaine coordination. En plus de faire corps, ils recherchent leur épanouissement individuel.
Il y a un principe premier de coordination des individus, un Etat, ou un pouvoir politique, qui coordonne certaines actions collectives, parfois utiles à la cohésion et à l'épanouissement des individus : la guerre, la police, la justice, la diplomatie, la politique économique, l'aménagement public du territoire, la politique éducative, la santé publique, les loisirs publics.
En plus de celles coordonnées par l'Etat, il y a d'autres activités, plus individuelles ou plus collectives et coordonnées, plus ou moins utiles à la cohésion ou à l'épanouissement de l'individu : activité économique ou d'aménagement du territoire, activités de loisirs, artistiques, religieuses, activité d'éducation.
Toutes ces activités permettent à la société de se construire un patrimoine, fait de produits de ces activités et de savoirs-faire dans ces activités.
Il y a plusieurs formes majeures de cohésion, qui sont des critères scientifiques pour savoir si la population de la société a une unité, et qui sont aussi ou permettent aussi un patrimoine commun des membres de la société :
- une langue commune (qui est un patrimoine, et permet patrimoine littéraire, théâtral, cinématographique) ;
- des codes de politesse ou d'interaction communs (qui sont un patrimoine) ;
- des accouplements entre les membres de la société (qui permettent ancêtres globalement communs et descendants globalement communs, et patrimoine de méthodes éducatives) ;
- des regroupements des membres de la société en groupes d'amis, en moments de vie commune (qui permettent patrimoine de souvenirs, de manières d'organiser moments de vie commune, de théâtre, musique, cuisine) ;
- des regroupements en quartiers, villages, hameaux, et autres lieux de vie, une mobilité des gens de l'un à l'autre de ces lieux (qui permettent patrimoine de lieux de vie).(1)
Il y a des faits concernant une société, parfois admis et étudiés par la science, mais moins classiquement : des formes d'appropriation, individuelle ou collective, de l'espace dans lequel on vit, et d'attachement à cet espace, des identités collectives, un climat de confiance, une mémoire collective, un psychisme collectif dont l'une des instances serait un inconscient collectif, des dons et de la gratitude, des faits propres à des sociétés plus chaleureuses (ou à des communautés, pour reprendre une terminologie un peu trop passéiste ou utopiste).(2)
Un autre fait admis et étudié par la science, est la culture. Quand l'homme acquiert la langue, il invente une langue, quand il acquiert la religion il invente une religion, quand il acquiert l'art il invente des formes d'art, quand il acquiert les mœurs il invente des mœurs, etc...Quand l'homme acquiert les traits propres à l'humanité il invente des formes singulières de ces traits, il s'invente comme homme sous une forme singulière. Paradoxalement, en même temps qu'un primate, peu différent des autres primates de son espèce, se fait le semblable des hommes, il se singularise par rapport aux autres hommes. Et comme beaucoup de traits de l'homme sont des traits de la société humaine, les sociétés elles aussi s'inventent comme sociétés, portent des formes singulières d'humanité, langues, mœurs, objets d'art, monuments, pratiques religieuses ou de loisirs... Ces formes singulières d'humanité que porte une société, on peut les voir comme ses fleurs et ses fruits.(3)
Un autre fait encore, admis et étudié par la science, est l'Histoire. Une société se forme, vit et meurt, au cours d'une durée, qui dépasse la durée de vie de ses membres ; elle a une vie qui dépasse la vie de ses membres, de même qu'un arbre a une vie qui dépasse la vie de ses feuilles, que le corps humain a une vie qui dépasse la vie de ses cellules. Le territoire de cette société existait avant la vie de cette société et existera après sa mort, et on peut se dire que ce territoire et cette société furent, et sont encore, le théâtre de scènes de la vie des hommes, de la petite scène quotidienne à l'évènement historique marquant, scènes singulières elles aussi, et uniques, car leurs acteurs, leur théâtre et leur moment sont singuliers et uniques.
Enfin, un dernier fait que la science ne peut qu'admettre, c'est que bien des hommes qui ont appartenu à une société sont morts aujourd'hui, que leur mort a souvent eu lieu sur le territoire de leur société, et que ce territoire a été le lieu de la mort d'autres hommes encore. Le territoire d'une société, n'est donc pas seulement celui sur lequel marchent ses membres qui sont vivants, c'est aussi un lieu où reposent ses morts, pourrait-on se dire.
En restant inspiré par Aristote, on pourrait alors définir l'âme d'une société, comme une vaste relation éthique, dans laquelle chaque membre vivant de cette société, pourrait s'il le veut s'engager. Une relation éthique : une relation réciproque, comme une relation d'amour, d'amitié (au sens d'Aristote ou en un sens différent), de respect ou de reconnaissance. Une relation dans laquelle chaque membre vivant, pourrait s'il le veut s'engager : vis à vis des autres membres vivants de sa société, et vis à vis de cette société elle-même, dans son ensemble, avec ses vivants et ses morts, et dans tous ses aspects, notamment culturels et historiques. Une relation réciproque : par laquelle on est aimé et reconnu par la société dans laquelle on vit, et par ses autres membres, et par laquelle en retour, on reconnaît et aime cette société, on a de la gratitude pour elle, on se sent dépositaire de ses singularités, et on reconnaît et aime ses autres membres ; par laquelle on se sent des droits que nous reconnaissent les êtres avec lesquels on est en relation, et par laquelle en retour, on se sent des devoirs vis à vis d'eux.
Cette vaste relation éthique reliant les membres d'une même société, correspond plutôt à des choses dont ont parlé des auteurs de gauche ou pouvant intéresser la gauche.
Dans L'enracinement, Simone Weil (philosophe chrétienne et socialiste de la première moitié du XXème siècle), définissait l'enracinement ainsi : «L'enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme humaine. C'est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l'existence d'une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d'avenir. Participation naturelle, c'est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l'entourage. Chaque être humain a besoin d'avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l'intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie.»
Dans son Contrat Social (livre I, chapitre 6), Rousseau décrivait le contrat social, devant selon lui relier les membres d'une société libre, comme un «acte d'association» qui fait de la société«une personne publique qui se forme ainsi par l'union de toutes les autres».
Mais plus encore que la pratique de la religion civile, qui servait selon Rousseau (livre IV, chapitre 8), à organiser des formes concrètes d'engagement des membres de la société dans le contrat social, l'engagement dans cette relation éthique n'a pas à être obligatoire pour les membres de la société, car la société ne doit pas être totalitaire. Mais celui qui imposerait que la société dans laquelle il vit n'a pas d'âme, ne s'imposerait pas seulement cela à lui même, mais à tous les autres membres de sa société. Le choix de vivre ou non dans une société qui a une âme est donc un choix irréductiblement collectif, qui s'impose à tous, quel que soit ce choix. Ce choix fait donc partie des choix que seul le débat démocratique, puis le vote à la majorité, ont la légitimité de faire. Une majorité de citoyens a donc parfaitement le droit de décider que la société dans laquelle ils vivent doit avoir une âme, et que l'Etat doit soutenir cette âme, par la politique éducative, l'organisation de moments publics de vie collective ou autres pratiques publiques.
Un peu comme la nation telle que définie dans Qu'est-ce qu'une nation ? (partie III), par Ernest Renan (intellectuel du XIXème siècle qui fit partie des cadres de la IIIème République à ses débuts), l'âme d'une société serait donc un «plébiscite de tous les jours», mais sûrement un plébiscite majoritaire soutenu par l'Etat, plutôt qu'un plébiscite unanime ; et cette âme serait aussi, à côté de la machine étatique, un «principe spirituel». On peut voir l'Etat comme le principe premier de la coordination des membres de la société, et on pourrait voir cette vaste relation éthique comme le principe premier de la cohésion de la société, rentrant dans une sorte d'interaction positive avec les formes scientifiquement observables de la cohésion : plus on s'entend bien et vit des choses ensemble, plus on se sent amis, et plus on se sent amis, plus en s'entend bien et vit des choses ensemble. Ou autrement dit : plus l'âme de la société existe et plus la société (dans ses formes scientifiquement observables) existe, plus la société existe et plus son âme existe. Ce ne serait donc ni l'âme de la société qui crée la société, ni la société qui crée l'âme de la société : elles se construiraient mutuellement par un processus interactif au cours de l'Histoire (contrairement à ce que semble penser l'anthropologue Ernest Gellner, quand il dit que «c'est le nationalisme qui crée la nation, et non le contraire», en entendant par nationalisme, la volonté par des individus de former une même nation).
Enfin, quand un membre d'une société s'engage dans cette vaste relation éthique, cela donne à son engagement dans le monde un point commun avec les engagements dans le monde des autres membres de sa société (pas tous les autres, mais la plupart), tout en différenciant, singularisant, son engagement dans le monde par rapport à ceux des autres humains qui n'appartiennent pas à sa société. L'identité collective d'une société pourrait donc être définie simplement comme l'âme de cette société, le fait de s'engager dans cette vaste relation éthique. Ce serait alors dans leur manière de s'engager dans le monde, et non pas dans leur nature (race, parenté), que l'identité collective d'une société singulariserait les membres de cette société, par rapport au reste de l'humanité. De même que nous nous singularisons par rapport aux autres membres de notre société, en nous engageant dans d'autres relations éthiques, avec des cercles plus étroits, des cercles de "proches" : famille, amis, voisins. Et sans que cela empêche que nous nous engagions aussi dans de plus vastes relations éthiques, entre habitants d'une même région du monde, et entre humains (l'amour de soi ou de ce qui se rapporte à soi n'étant pas un désamour des autres).
Notes.
1. Livres sur des aspects des sociétés, tels que classiquement admis et étudiés par la science : Rivière, Introduction à l'anthropologie ; Leroi-Gourhan, Le geste et la parole : Technique et langage, Le geste et la parole : La mémoire et les rythmes ; Finley, Le monde d'Ulysse ; Saussure, Cours de Linguistique générale ; Picard, Politesse, savoir-vivre et relations sociales ; Donzelot, Faire société : La politique de la ville aux Etats-Unis et en France ; Berque, Le sens de l'espace au Japon : Vivre, penser, batir ; Maisonneuve, Psychologie de l'amitié ; Deschamps et Moliner, L'identité en psychologie sociale : Des processus identitaires aux représentations sociales
2. Livres sur des aspects des sociétés, tels que parfois admis et étudiés par la science : Fischer, Psychologie sociale de l'environnement ; Eiguer, L'inconscient de la maison ; Serfaty-Garzon, Chez soi : Les territoires de l'intimité ; Luhmann, La confiance : Un mécanisme de réduction de la complexité sociale ; (Economica), Les moments de la confiance : Connaissance, affects et engagements ; Mannoni, La peur ; Halbwachs, La mémoire collective ; Kaës, Les théories psychanalytiques du groupe ; Fordham, Introduction à la psychologie de Jung ; Combes, Simondon : Individu et collectivité ; Godbout, L'esprit du don ; Mauss, Essai sur le don ; Tönnies, Communauté et société : Catégories fondamentales de la sociologie pure
3. Livres sur la culture, telle qu'admise et étudiée par la science : Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales ; Lévi-Strauss, Race et histoire, Le regard éloigné ; Bastide, Le prochain et le lointain ; Godelier, L'idéel et le matériel : Pensée, économies, sociétés ; Sahlins, Au coeur des sociétés : Raison utilitaire et raison culturelle