Segesta3756 (avatar)

Segesta3756

Abonné·e de Mediapart

637 Billets

1 Éditions

Billet de blog 24 avril 2015

Segesta3756 (avatar)

Segesta3756

Abonné·e de Mediapart

Mare Nostrum, Triton et la militarisation de la Méditerranée - un entretien avec Antonio Mazzeo

Segesta3756 (avatar)

Segesta3756

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

13.12.14 - L'opération Triton a été fondée comme une mission de soutien et d'accompagnement à Mare Nostrum, à la demande expresse de l'Italie, comme indiqué par Cecilia Malmstrom dans un document officiel de la Commission européenne. Le gouvernement italien, cependant, a décidé de se soustraire à l'engagement assumé avec Mare Nostrum pour le sauvetage en mer de migrants par les forces navales italiennes, pour laisser cet espace au seul Triton, qui est plutôt une mission de "contrôle des frontières" et qui renvoie expressément aux différents États membres de l'UE la tâche de protéger les gens en mer.

Frontex Triton operation to 'support' Italy's Mare Nostrum

par Alessia Capasso 

Voices of Lampedusa, organisée par la journaliste et photojournaliste Alessia Capasso, a publié une série d'entretiens avec des experts qui ont étudié en profondeur les effets des politiques européennes sur la vie d'une petite île de la Méditerranée.

Nous commençons par une interview avec Antonio Mazzeo , un peace-researcher et journaliste italien qui a publié de nombreux essais sur les conflits dans l'aire méditerranéenne et sur la violation des droits humains. Il a reçu le prix de journalisme "G. Bassani - Italia Nostra 2010" et a commencé à travailler comme expert des processus de militarisation avec le Collectif Askavusa de Lampedusa (Lampedusa Askavusa collective), qui est impliqué dans plusieurs luttes dans la région. L'installation d'un nouveau radar militaire sur l'île il y a quelques mois, justifiée par la nécessité de suivre les itinéraires des migrants, a généré de nombreuses plaintes de citoyens. A partir de Triton, la nouvelle opération de Frontex, nous avons abordé un certain nombre de questions afin d'avoir une image plus claire de la relation entre les politiques migratoires de l'Union européenne et le processus de militarisation de la Méditerranée. 

La fin de Mare Nostrum a déjà suscité les regrets de la part de nombreuses organisations humanitaires, les ONG et les associations. Estimez-vous que le sauvetage mené exclusivement par des forces militaires était les plus propre à offrir aux personnes secourues en mer? 

Je persiste à ne pas comprendre et bien sûr à partager les "regrets" et les éloges de Mare Nostrum exprimés par les ONG, les associations pour les droits humains, les travailleurs sociaux, etc. Au-delà de la désinformation et la propagande du gouvernement et les forces armées, où les simples identifications et les escortes des bateaux de migrants et de demandeurs d'asile dans la Méditerranée sont devenus des "plans de sauvetage de dizaines de milliers de vies", pendant que l'on a continué à cacher les coûts financiers insoutenables et ceux qui étaient les objectifs initiaux avec lesquels l'opération avait été conçue. Il ne faut absolument pas oublier, en effet, comment en lançant l'imposant dispositif aéronaval dans ce qui devait redevenir le "mare nostrum", le gouvernement visait à empêcher le plus de départs possibles de la côte africaine, à projeter autant que possible vers le Sud la frontière nationale (voir l'utilisation de drones italiens jusqu'aux  frontières entre la Libye, le Tchad et le Soudan), pour légitimer le rôle des forces armées (FFAA) dans les fonctions d'ordre public et de maîtrise (containment) de la "menace immigration", pour obtenir une aide financière de l'Union européenne à titre de compensation de l'effort militaire, d'offrir de nouvelles opportunités d'investissement au complexe militaro-industriel-financier, etc. Finalement, beaucoup de ces objectifs ont échoué, avec l'insulte ajoutée que ne pouvant certainement pas tirer sur les bateaux de migrants, les livrer à l'armée en Afrique du Nord ou encore moins tenter des manœuvres très dangereuses de contention des flux, les grands navires de guerre de la Marine se sont transformés en unités de "sauvetage" et de transport en Sicile de ceux qu'ils espéraient repousser ou dissuader de partir. D'où l'exigence du gouvernement de trouver un moyen de sortir la plus honorable possible. Et voilà la pression sur Bruxelles et Frontex et maintenant l'hybride Triton ... 

Certains croient que Mare Nostrum était un morceau d'un projet plus vaste, déjà destiné à déboucher sur Triton, et né sous des apparences "humanitaires" pour répondre au mécontentement de l'opinion publique italienne et européenne à la suite de la tragédie du 3 Octobre. Quel est votre avis? 

Oui à l'origine il y avait aussi l'intention de renforcer le contrôle militaire international en Méditerranée, sous la bannière de l'OTAN et / ou de l'UE, dans une logique de nouvelle guerre aux migrations et aux  migrants. Comme je l'ai déjà dit, cependant, l'Italie, après avoir essayé d'être la première de la classe s'est retrouvée à être substantiellement seule, je suppose parce que les forces armées et les gouvernements des pays partenaires européens ont compris immédiatement qu'une telle opération aurait échoué dans ses objectifs ou bien produirait l'effet boomerang de rendre moins compliqués et risqués les déplacements de migrants en Méditerranée. Triton n'est rien d'autre qu'une médiation au rabais obtenue à Bruxelles par Renzi, Alfano et Pinotti pour réduire les dépenses et les "engagements" des Forces armées sur la "lutte contre l'immigration." Etant donné les méfiances et les divisions au sein de l'Europe sur Triton, la désertion des principaux pays de la nouvelle mission (voir la Grande-Bretagne, par exemple), l'indétermination des objectifs réels, des règles "d'engagement" et des centres de commandement et de la coordination, de ses coûts et de la redistribution des coûts et des fonctions dans l'arène internationale, etc. il est possible de présager la tempête à l'horizon. 

Sur la base de votre expérience sur les questions de la militarisation, estimez-vous que Triton contribue au processus de militarisation de la Méditerranée? De quelle manière? 

Triton est une opération militaire, gérée dans un contexte militaire et par des acteurs militaires. Elle nécessite des contributions militaires et des nouvelles technologies de guerre (navires et aéronefs, bateaux de patrouille, systèmes aéronavals, avions sans pilote, radars et satellitaires, etc.). Il s'ensuit que l'opération ne pourra que renforcer les processus de militarisation de cette région géostratégique très importante, où de nouvelles guerres aux migrations s'ajoutent aux très nombreux conflits existants depuis des décennies et aux stratégies de domination néo-coloniale de l'Occident. 

Quel rôle Lampedusa et la Sicile en général jouent-elles sur l'échiquier international? 

Lampedusa a été pendant des décennies l'un des plus importants "yeux" des Etats-Unis et de l'OTAN orientés sur l'Afrique du Nord, un "fer de lance" agressivement projeté contre la Libye de Kadhafi, etc. La petite île a accueilli une importante station de télécommunications (Loran C) de propriété et d'utilisation exclusive de la Garde côtière américaine, très probablement aussi utilisée pour les fonctions d'intelligence et d'espionnage international par l'agence super-secrète NSA. Les anciens et les nouveaux conflits dans la Méditerranée, et la même Triton qui relance le rôle de Lampedusa comme un "premier port" de débarquement et "prison-lager" pour migrants et demandeurs d'asile, conduisent déjà à un renforcement dans l'île du dispositif militaire national, l'arrivée de nouveaux "opérateurs" de l'agence Frontex, l'installation de radars et de centres de télécommunications de plus en plus sophistiqués, dont certains sont financés et intégrés dans l'OTAN. 

Vous vous êtes intéressé beaucoup aux radars utilisés par l'OTAN et la Défense italienne, également au contrôle des frontières. Quelles sont les conséquences que vous avez constaté sur les populations locales qui vivent près de ces radars? 

Les premières conséquences négatives ont attrait au paysage et à l'environnement. Il s'agit de plus en plus d'installations, infrastructures en acier et en béton, pylônes, antennes paraboliques, etc., réalisées dans des lieux d'une extraordinaire beauté, parfois même bien intégrés dans des réserves naturelles, des sites d'intérêt communautaire, etc. Mais les radars et les stations des télécommunications sont surtout de véritables bombes électromagnétiques et soumettent la population à de très dangereuses charges d'ondes polluantes, avec de graves conséquences sur le plan sanitaire. Des études scientifiques ont prouvé la fréquence élevée de maladies et de graves formes de cancers parmi les habitants de Niscemi, où il y a la plus grande station de télécommunications de la marine américaine en Méditerranée et où a déjà été installé le terminal terrestre de MUOS, le nouveau système satellite de télécommunications américain. Mais les cas de cancer, même à Lampedusa et Linosa parmi les résidents, ont maintenant atteint des niveaux extrêmement inquiétants en comparaison avec le reste de la Sicile. Y a-t-il quelqu'un qui peut affirmer que la forêt de systèmes radars et des systèmes de téléphonie cellulaire ne soit pas l'une des causes déclenchantes de cette situation socio-sanitaire très grave dans les îles Pélagies?  

Quels sont à votre avis les principaux acteurs intéressés au niveau de l'Union européenne par une présence militaire en Méditerranée? Et pourquoi? 

France, Espagne, Portugal et Grèce me semblent les joueurs clés, mais je n'oublierais pas La Grande-Bretagne qui, si d'une part boycotte Triton de l'autre renforce son propre dispositif aéro-naval dans la Méditerranée ou dans certaines bases grecques. Mais il y a aussi l'Allemagne, qui vise à obtenir une direction aussi dans le champ militaire et aéro-naval en Europe du Sud et qui utilise de plus en plus fréquemment les bases aériennes et les polygones Sardes pour leurs exercices et opérations extra-territorialies (extra-area). Ensuite, il y a la petite Slovénie, le seul pays de l'UE qui a fourni un soutien technique et logistique symbolique à l'opération  Mare Nostrum. Last but not least, les pays non-UE mais auxquels l'UE, Washington et l'OTAN confient depuis des années des tâches stratégiques intégrées dans l'échiquier méditerranéen et au Moyen-Orient: Israël et la Turquie en particulier, deux puissances locales où les liens entre le pouvoir politique et le complexe militaro-industrielsont très forts.

source : 

http://antoniomazzeoblog.blogspot.fr/2014/12/mare-nostrum-triton-e-la.html 

en anglais :

Interview par Alessia Capasso, publié sur le site Cafebabel le 24 novembre 2014, http://www.cafebabel.co.uk/brussels/article/voices-of-lampedusa-part-1-interview-with-antonio-mazzeo.html

Articles liés (en anglais) :

http://www.cafebabel.it/societa/articolo/voci-da-lampedusa-2-intervista-a-giacomo-sferlazzo.html

Sur le site Cafebabel en version française, la rubrique "immigration" :

http://www.cafebabel.fr/societe/immigration/?&pages=1-3

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.