"The Long Game : Ukraine as a Geopolitical Pivot" est un article de Lionel Reynolds sorti sur le site OpEd News le 24 avril 2014. Ci-dessous une traduction francaise à partir de la version italienne de l'article. "The long game" est en anglais une métaphore. Si un angliciste peut me communiquer une traduction plus proche du sens originaire, elle sera la bienvenue.
En 1997, Zbigniew Brzezinski prédit que l'Ukraine aurait été une sérieuse candidate à l'adhésion à l'UE et à l'OTAN entre 2005 et 2015. Il prédit en outre que à partir de 2010, l'Ukraine pouvait se relier à la France, l'Allemagne et la Pologne tout en créant un 'noyau critique' de la sécurité future de l'Europe, tout en fournissant un ancrage oriental à l'Europe atlantiste (Brzezinski, Le Grand Echiquier, et Foreign Affairs septembre-octobre 1997). Dans la même année il écrivit que l'Ukraine n'avait aucune possibilité réaliste de poursuivre une politique 'multi-vectorielle' vers orient et occident. Elle aurait été réintégrée dans le CIS, ou elle serait devenue de facto un Etat européen central. Dans ce dernier cas l'Ukraine serait devenue 'partie intégrante de la communauté euro-atlantique' (Brzezinski, Le rôle critique de l'Ukraine dans l'espace post-soviétique, Politics and the Times 1997).
Brzezinski écrivait avec une clairvoyance sagace lorsque les sympathies eurasiatiques étaient encore fortes en Ukraine. A la fin des années '90 le Parti Communiste, refondé en 1993 après avoir été banni en 1991, était plus populaire en Ukraine qu'en Russie. Les communistes étaient le parti le plus fort de la Rada, et en 1999 le leader communiste Symonenko eut le 37,8% des voix au deuxième tour présidentiel contre Kuchma. Une autre claire indication des sympathies eurasiatiques fut la réponse de la Rada à l'action de l'OTAN au Kosovo, en mars 1999, lorsque elle la condamna avec 231 voix contre 46. Maintenant que le nationalisme/atlantisme est beaucoup plus fort en Ukraine, avec les partis nationalistes/atlantistes qui ont atteint 50% des voix aux élections pour la Rada en 2012, la prévision de Brzezinski devient réalité.
Brzezinski, ex-conseiller pour la sécurité nationale du président Carter et penseur influent dans les cercles de la politique étrangère des Usa, a toujours eu un public en Ukraine. L'institut National d'Etudes Stratégiques de Kiev, sponsorisé par l'Etat, atlantiste avec d'étroits liens avec les think tank occidentaux, publia une étude en 1997 qui soutenait que 'Jusqu'à quand l'Ukraine adoptera une politique oscillant symétriquement entre les pôles russe et occidental, elle subira des pressions de l'occident, dans la mesure où ce dernier n'est pas intéressé par une Ukraine forte en tant que composante potentielle de la Russie, dans le cas d'un rapprochement de l'Ukraine à la Fédération russe.' Par conséquent, l'étude a affirmé que l'Ukraine devait poursuivre un processus ' d'intégration européenne et euro-atlantiste, tout en approfondissant les relations avec les Pays européens et tout en commençant un éloignement progressif de la zone eurasiatique d'influence russe', et en même temps chercher des relations avec les Etats Unis pour un leadership stratégique basé sur le renforcement des contradictions entre Washington et Moscou' (O.F. Belov, Natsjonalna Bezpeka Ukraine 1994-1996, Kiev, Institut National d'Etudes Stratégiques, 1997).
Les implications sont claires. L'Ukraine ne peut s'attendre à un support stratégique des Etats Unis à moins qu'elle ne s'éloigne de la Russie, parce que Usa et Russie sont des inévitables adversaires géopolitiques. L'Ukraine doit prendre position.
Avec l'expansion vers est de l'OTAN, dans les 20 dernières années, nous voyons le plan atlantiste s'accaparer le pivot ukrainien, un des principaux cinq "noyaux géopolitiques" que Brzezinski avait identifié en 1997 (les autres sont l'Azerbaijan, la Corée du Sud, la Turquie et l'Iran). Pour Brzezinski, l'importance de l'Ukraine est due au contrôle de l'accès russe vers ouest et sud, agissant comme écran défensif de l'Europe centrale. Ceci est clairement le fond stratégique de l'ancien intérêt de l'OTAN pour l'Ukraine, exprimé sur la Charte pour le Partenariat Spécifique de 1997, conclu entre l'OTAN et l'Ukraine *, qui prévoit :
"Le rôle positif de l'OTAN dans le maintien de la paix et de la stabilité en Europe, et dans la promotion d'une plus grande confiance et transparence dans l'aire euro-atlantique, dans l'ouverture à la coopération avec les nouvelles démocraties de l'Europe centrale et orientale, dont l'Ukraine est une partie inséparable".
Clairement, cela pose solidement l'Ukraine dans le camp euratlantiste, plutôt que comme acteur eurasiatique.
Cependant, cela ne signifie pas que l'Ukraine n'ait pas un possible destin eurasiatique compatible avec l'adhésion au camp atlantiste. Une autre vision de la géopolitique ukrainienne fut celle du géographe nationaliste ukrainien Jurij Lipa, qui dans les années '40 écrivit deux ouvrages inconnus, "La division de la Russie (1941) et "La doctrine de la mer Noire" (1947). Dans celui-ci, Lipa prédit que la Russie aurait été un Etat artificiel sur le bord du collapsus et que par conséquent la Transcausasie rentrerait dans la sphère naturelle d'influence ukrainienne et fusse le pont vers l'Orient. Lipa fit l'hypothèse que l'Ukraine pourrait élargir sa propre influence sur le Caucase, la Turquie, l'Inde et même la Chine tout en ayant le plein contrôle, avant, de la péninsule de Crimée. Lipa vit même la Transcaucasie comme source naturelle d'énergie et de matières premières de l'Ukraine.
Lipa était l'un des préférés de l'UNA-UNSO, groupe nationaliste orthodoxe ukrainien avec des sympathies "tiers positionnistes" (third positionist) ayant fusionné avec le Pravy Sektor en mars 2014. Les éléments du groupe auraient combattu dans les guerres géorgienne et tchétchène. En 1996 le groupe créa l'Institut National Géopolitique Ukrainien et de la mer Noire à Odessa, consacré à Lipa.
A la lumière de la vision de Lipa, il est intéressant de considérer l'initiative GUAM dans laquelle l'Ukraine fut déterminante, en 1997, pour la création de la libre alliance de 4 états : Georgie, Ukraine, Azerbaïdjan et Moldavie ; le noyau de l'association était le pétrole, dont l'Azerbaïdjan aurait était producteur et la Georgie la voie d'acheminement aux marchés ukrainiens et moldave. En 2001 fut signé une charte qui engageait les parties à la sécurité régionale et à une majeure intégration européenne. Après une période d'inactivité, le GUAM jouit d'un regain d'activité depuis 2006. Elle a une structure organisatrice permanente avec une série de groupes de travail spécialisés, et dispose d'associations bilatérales officielles avec les Etats Unis, le Japon et la Pologne. Il y a même des discussions sur l'institution d'une force de maintien de la paix.
Il est intéressant de remarquer aussi que la vision de Lipa d'une Russie fragmentée n'est pas dissemblable de celle de Brzezinski. Dans la division de la Russie (1941) Lipa prédit que la Russie aurait implosé en quatre régions, tout en laissant les régions du bas Volga et du Caucase comme espace naturel pour l'expansion ukrainienne. Brzezinski fit l'hypothèse que dans le futur la Russie se désintégrerait en une confédération de perdants ("Une géostratégie pour l'Eurasie", Foreign Affairs septembre-octobre 1997).
Le long bras de fer pour une Ukraine nationaliste serait la combinatoire de ces deux stratégies géopolitiques différentes mais potentiellement complémentaires. D'un côté, comme front oriental du bloc atlantiste, l'Ukraine agirait comme tampon naturel de la Russie à Sud et à Ouest, tout en surveillant l'eurasiatique Biélorussie et fournissant à l'OTAN des bases militaires et l'accès à la mer Noire et à la Méditerranée, au moment où le rapport de l'OTAN avec la Turquie est tendu à cause de l'influence croissante islamiste dans la politique étrangère néo-ottomane turque.
D'autre part, si la Russie faiblissait, l'Ukraine serait un possible pont de bloc atlantiste dans la région trans-caucasienne, tout en se joignant avec l'anti-russe Georgie et les gisements pétroliers de Baku, tout en faisant de socle occidental dans l'espace géopolitique qui englobe l'Iran, un autre adversaire géopolitique des atlantistes. En effet, avec la combinatoire de ces deux modèles stratégiques, l'Ukraine devient un acteur fondamental dans l'espace géopolitique qui prévoit trois des quatre autres pivots géopolitiques de Brzezinski : Turquie, Azerbaïdjan et Iran. Cependant, il est immédiatement évident que la perte de la Crimée soit clairement un coup grave et significatif aux deux stratégies à la fois. Cela peut d'une certaine manière expliquer soit le désir du régime de Poutine de soutenir la succession de la Crimée, soit la forte opposition du bloc atlantiste.
Si l'Ukraine a un 'destin manifeste' nationaliste, alors peut-être il a été bien exprimé par Dmitrij Korcjniskij, ex-chef de UNA-UNSO, qui déclara en 1998 :
'L'Ukraine ne peut exister que comme un dragon, avec la queue en Extrême Orient, le coeur dans le Caucase, et la tête dans les Balkans' (Andrew Wilson, Les Ukrainiens, 2009).
Dans la mythologie ukrainienne, les dragons parfois ont plusieurs têtes. Peut-être celui-ci en a-t-il une même à Washington ?
(traduit depuis la version italienne de Alessandro Lattanzio pour le site Aurora)
Lionel Reynolds, "The Long Game : Ukraine as a Geopolitical Pivot", April 23, 2014 on OpEd News
http://www.opednews.com/articles/The-Long-Game-Ukraine-as-by-Lionel-Reynolds-Crimea_Geopolitics_NATO_NATO-140423-42.html
*
Le texte de la Charte pour un Partenariat spécifique de 1997 :
http://www.ukrweekly.com/old/archive/1997/239714.shtml
Un rapide historique sur l'OTAN :
http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/OTAN/136491