La tuerie d’Utøya, si l’on ne veut faire de l’assassin un animal monstueux, nous plonge dans une douleur que redouble une incompréhension. La violence au sein d’un groupe humain est l’un des mystères les plus obscurs dont nous puissions faire l’expérience de manière quotidienne. Comment les êtres vivants les plus doués de raison sont-ils aussi capables des agressions les plus mortifères contre leurs propres congénères ?
Les réponses à cette question s’étirent depuis des millénaires le long d’un spectre qui va de la culpabilisation de la « nature humaine » à celle de la « société », de l’injonction morale au cynisme malthusien et même à l’apologie nihiliste.
Parmi ces réponses se distingue celle que propose René Girard (Des choses cachées depuis le commencement du monde, 1978). Elle repose sur un mécanisme simple : un désir mimétique non régulé. « Les hommes s’imaginent que pour échapper à la violence, il leur suffit de renoncer à toute initiative violente, mais comme cette initiative, personne ne croit jamais la prendre, comme toute violence a un caractère mimétique, et résulte ou croit résulter d’une première violence qu’elle renvoie à son point de départ, ce renoncement-là n’est qu’une apparence et ne peut rien changer à quoi que ce soit. La violence se perçoit toujours comme une légitime représaille. »
C’est d’ailleurs l’argument de Le Pen pour défendre l’assassin d’Utøya : une représaille contre la naïveté de l’État norvégien face à l’immigration.
La possibilité du meurtre entre soi inaugure une chaîne de violence au sein du groupe qui ne peut connaître d’autre fin que la fin du groupe lui-même. Il faut donc une intervention « extérieure » – transcendance religieuse ou autorité administrative. Les mécanismes de régulation de cette violence, les manières de vivre ensemble, ont été et sont encore très divers.
Remontant dans le passé, nous retrouvons facilement trace de sociétés organisées où la vengeance des familles ne connaissait aucune mesure entre la blessure dont elles étaient victimes et la violence qu’elles exerçaient « légitimement » en retour. Aussi rudimentaire qu’il soit, le « œil pour œil » de l’ancien testament est un début de proportionnalité.
2. Notre civilisation pourrait se confondre avec la longue histoire de son droit pénal. C’est d’ailleurs une étymologie du mot civilisation : la longue tendance millénaire à faire relever du droit civil ce qui auparavant relevait du droit pénal. Les juristes connaissent bien ce sens de « civiliser une affaire ». Nous aurons l’occasion d’y revenir.
Partie de la Loi des Douze Tables, notre civilisation connaît ainsi un apogée avec le théorème général énoncé par Cesare Beccaria dans Des délits et des peines en 1764 : « Pour qu’une peine cesse d’être l’acte de violence d’un seul ou de plusieurs contre un citoyen, elle doit être essentiellement publique, prompte, nécessaire, la moins rigoureuse possible dans les circonstances données, toujours proportionnée aux délits, et jamais prise hors de la loi. »
Transcendant la vengeance d’un citoyen contre un autre, notre mécanisme de justice s’est aussi progressivement détaché de notions religieuses en ne retenant comme échelle de gravité des délits que le dommage causé à la société humaine et au bien commun.
Le principe de proportionnalité se trouve, en matière pénale, au cœur de notre mécanisme de régulation de la violence humaine : il participe à l’affirmation de l’égalité des justiciables devant la justice, il consacre aussi la liberté de faire ce que la loi ne défend pas, et – rappel hélas nécessaire – prohibe la torture.
Michel Foucault (Surveiller et punir, naissance de la prison, Gallimard, 1975) a mis en question la fameuse « douceur pénale » inventée par le xviiie siècle finissant. Il démontre en particulier que l’utilité sociale, qui est l’argument central de Beccaria, a également justifié la diffusion des relations de pouvoir au plus près des citoyens, et miné, par une discipline plus efficace, les libertés promises plus solennellement. Il n’en reste pas moins que la dérive policière que la France connaît depuis 2002 ne s’embarrasse même plus de ce détour par les disciplines.
3. S’il est à nos yeux contemporains presque « naturel » de moduler la sanction pénale des actes délictueux en proportion avec la gravité de ces actes, il nous est parfois plus difficile de saisir l’effet collectif, sur la société elle-même, de ce principe de proportionnalité pénale.
Car le droit pénal ne sert pas qu’à sanctionner : son ambition est bien, comme on dirait aujourd’hui, « d’envoyer un message à la société », et notamment aux délinquants potentiels. Il faut non seulement châtier les contrevenants à la loi pénale, mais aussi décourager les actes de violence avant qu’ils ne soient commis.
Le syllogisme rabâché par la droite est bien connu : si l’on promet des peines plus dures aux délinquants ou criminels potentiels, ceux-ci vont hésiter à commettre leurs actes.
À l’inverse, le législateur qui « adoucit » les sanctions encouragerait les délits et les crimes. Nadine Morano n’hésite pas à accuser les socialistes d’être « du côté des assassins » parce qu’ils ont osé saisir, en 2008, le Conseil constitutionnel quant aux rétentions administratives de sûreté !
Après dix ans d’un durcissement inouï des peines, la violence dans notre société ne semble pas avoir diminué. Même les statistiques manipulées par le gouvernement ne reconnaissent pas – pour parler par euphémisme – d’effet pacificateur à cette frénésie pénale.
4. Les récentes brèches au principe de proportionnalité pénale – les peines planchers, la rétention administrative, le plaider-coupable ou la politique du chiffre imposée aux policiers et aux préfets – ne cherchent même pas à masquer leur régression idéologique. On y lit explicitement la volonté de « pénaliser » à tout prix les conduites d’incivilité infra-juridiques, la volonté d’automaticiser la sanction, la volonté de ne plus lier les sanctions aux actes mais au risque que représente telle ou telle personne.
La politique pénale de la droite va à rebours du mouvement millénaire de notre civilisation, qui transfère progressivement la résolution des conflits humains du droit pénal au droit civil.
L’obsession anti-récidiviste de la droite se nourrit d’une vision de l’humain « inamendable ». Les théories du « criminel par nature » – ou du « futur délinquant détectable à l’âge de trois ans » – cadrent mal avec la réalité des crimes, notamment avec le fait qu’en France, un homicide sur quatre est commis en famille (un sur trois au Canada)… mais la puérilité de la séparation des « gentils » et des « méchants » fait aussi son efficacité en tant que pensée d’emprunt.
De même, le principe de proportionnalité réclame le même traitement quelle que soit la nature du justiciable, à gravité de faits égale. La mise en scène décomplexée d’une justice à deux vitesses, par exemple dans les affaires Woerth-Bettencourt, est donc particulièrement grave pour qui lutte vraiment contre l’insécurité.
L’utilisation de la justice par le président de la république et ses ministres comme outil d’intimidation participe aussi de cette mise en scène. La même Nadine Morano a bien pu retirer sa plainte, en juin 2009, contre la mère de famille qui avait écrit « ouh la menteuse » à son propos dans un commentaire sur Internet. Le professeur arrêté pour avoir crié « Sarkozy je te vois » à des policiers a bien pu être relaxé par le juge, en juillet 2009. Une amende de 30 euros a bien pu être prononcée seulement avec sursis en novembre 2008 contre un chômeur, à raison de sa pancarte reprenant les propos de Nicolas Sarkozy, « casse-toi pov’con », pendant la visite de ce dernier à Laval. Il n’empêche que cette recrudescence des plaintes pour outrage ou diffamation produit son effet.
Même quand le plaignant, détenteur de l’autorité administrative, est débouté, sa plainte a atteint le même objectif que le fichage des opposants « potentiels ». L’amertume des « petits » et la défiance en la justice – quand bien même elle aurait bien fonctionné in fine – s’accroissent lorsque le principe de proportionnalité, qui requiert l’égalité entre les justiciables, n’est pas respecté.
Cette remarque vaut évidemment tout autant, mais nous y reviendrons, pour la bouffée vichyste qu’a ranimée Nicolas Sarkozy en juillet 2010 en distinguant les justiciables français « d’origine étrangère » et ceux « de souche française ». Pour les mêmes faits, promettre des peines plus ou moins lourdes en fonction de sa filiation, c’est détruire un peu plus les repères communs qui font tenir notre société.
5. Autant que l’injustice, à laquelle nous livre l’abandon du principe de proportionnalité, le point peut-être le plus crucial ici consiste à comprendre que pour lutter contre la violence et la défiance au sein d’une société, nous avons besoin d’un principe « d’indulgence ». C’est-à-dire un principe qui veut que nos fautes ne valent pas exclusion définitive du jeu social.
La théorie des jeux, ainsi que l’explique Robert Axelrod (Comment réussir dans un monde d’égoïstes, théorie du comportement coopératif [1984], Odile Jacob, 1992), a modélisé que dans une société sans « indulgence », la coopération ne peut se développer contre les attitudes égoïstes.
Bien loin de dissuader les hommes de commettre des actes délictueux, une politique pénale uniquement répressive généralise les attitudes où chacun cherche son bénéfice au détriment de celui des autres.
La capacité légale des juges à être « indulgents », capacité légale qu’il faut restaurer dans notre offensive de civilisation, ne se fait pas au nom de la « douceur » envers les justiciables reconnus coupables, mais au nom du respect du principe de proportionnalité, parce que c’est la seule manière de permettre à la coopération de stabiliser notre société.