Les lourdes portes massives de Juilly viennent de se refermer dans un fracas assourdissant. Les derniers enfants s’éloignent dans les rues du village, la tête basse, en trainant les pieds…sans se retourner. Il n’y a pas un cri, pas un rire, pas un « au revoir »….pas un « à l’année prochaine ».
Jean-Jacques Debout me parle de sa vie, de ses études chez les Oratoriens, catholiques gérant le collège de Juilly. Son témoignage est tout aussi exceptionnel qu’est ce lieu, chargé d’histoire l’académie royale de Juilly.
Jean-Jacques nait en mars 1940. Les premiers jours du nouveau-né arrivant dans une France peu ordinaire seront sonores. Sa « mémoire profonde » de nouveau-né est marquée de bruits où s’entrechoquent les pleurs, les cris, les sirènes des stukas au milieu de la débâcle d’une partie du peuple français, lorsqu’une autre partie, peuplée d’enfants, armée de vieux fusils et de beaucoup de conviction…refuse de se rendre. Cette autre partie du peuple français arrête les envahisseurs étrangers sur les rives nord de la Loire. Je pense à mon père lieutenant de cavalerie, plaçant « ses » cadets en embuscade, harcelant avec son peloton motocycliste les allemands, coulant à lui seul, sept embarcations ennemies leur interdisant la rive sud de la Loire. J’entends le claquement sec de sa mitrailleuse… ma mémoire m’oblige à me souvenir de son histoire, de l’histoire de notre patrie, d’une légion pour notre honneur. Ces honneurs seront rendus à ces enfants, les cadets de Saumur , par l’armée allemande. Des enfants qui refusent de se rendre, résistent, et partent libres la tête haute, devant une armée allemande au garde à vous. Unique, un devoir de mémoire, lorsque d’autres soldats français sont envoyés vers les camps deprisonniers après s’être rendus.
La perception de cette France occupée emmène Jean-Jacques jusqu’aux portes de Juilly, qu’il franchira à l’âge de sept ans… les yeux écarquillés. C’est les jeux d’enfants, les nouveaux amis.. L’agitation dans la cour… les rires.
De la perception du monde des sept premières années, il passe à la compréhension du monde. Il me dit :
"j’y ai tout appris "
C’est une phrase courte qui en dit autant que "dessine-moi un mouton".
Puis le flot des paroles de Jean-Jacques devient rapide, soutenu, sans interruption. Il m’est impossible de l’arrêter, de lui poser une question… il sait où il veut m’emmener.
Il me parle de la France, de sa richesse, de sa diversité, de sa culture, de sa mémoire, des rois, des bâtiments, des hommes, de l’éducation, des présidents de notre république…tout s’accélère. C’est à peine si je l’entends reprendre son souffle. Je vois défiler les années à travers les mots de Jean-Jacques…j’entends de la musique. .des cracs, bouh, iiiiiiihhh, wiiizzz et autres sonorités, du rythme.. des rires, cette fois, encore, et toujours.
Jean-Jacques me parle de ce qui fait que la France est exceptionnelle…puis progressivement il me dit que tout est poli, lustré, limé, raboté…calculé…les aspérités disparaissent.
Je vois arriver une grosse bille d’acier d’une rondeur parfaite.
Toujours dans un grand bruit, cette bille est percutée, file dans un couloir et arrive sur un plateau incliné.. passe dans des boyaux, rebondi sur des caoutchoucs, est renvoyée par des disques d’acier montés sur ressorts…toujours dans un fracas sonore, couvert par des musiques endiablées et des lumières multicolores, clignotantes.
Des enfants se pressent contre la vitre pour voir cette bille rebondir, aller de bas en haut, de droite à gauche, d’une manière totalement incontrôlée, imprévisible. Cette bille est malmenée par les pièges de la piste… Les enfants s’agitent, captivés par la technologie futuriste de cette piste, hologrammes, vidéos, mécanismes perfectionnés, effets visuels, made in Asia. Tantôt sur un toboggan, puis percutée par un troll jaillissant d’une trappe, puis disparaissant dans un tunnel, la bille a un parcours périlleux. Elle ressort au hasard, crachée par une gargouille dissimulée dans un coin de la piste.
Cette piste aux sons hurlants et aux étoiles éblouissantes… Jean-Jacques vient d’arriver en 2012. Il me dit :
« Le diable joue au flipper avec la France, c’est l’heure de sa récréation ».
Je découvre que cette bille polie, sans aspérité, parfaite est la France. Elle évolue sur un plateau qui est l’Europe.
D’autres billes sont en réserve, elles sont toutes pareilles, rondes, sans aspérités…les billes européennes… la partie vient de commencer, le diable marque des points, les flippers renvoient la France vers le haut du plateau …
Cette vision vient d’un homme qui a traversé toutes nos époques, en partant du fracas de la seconde guerre mondiale, en passant par son apprentissage de jeune homme à Juilly, lieu chargé d’histoires, de repères qui a vu l’élève Montesquieu s’user les fonds de culottes avant de saisir sa plume et offrir à la France tant de textes, dont son « esprit des lois ».
J'invite Jean-Jacques à faire une partie avec le diable, qu’il tente l’extra ball, le multiball avec les autres billes européennes… et pourquoi pas obtenir une partie gratuite, qu’il « claque » une partie aux points… que sais-je… le défi se doit d’être relevé.
Jean-Jacques ne croit pas qu’on puisse battre le diable au flipper européen…et pourtant c’est un poète, il rêve, tout est possible.
Juilly ferme ses portes, après avoir joué tant de parties, résisté maintes fois à la fermeture définitive depuis 1638.
Les oratoriens, catholiques qui ne doivent pas être confondus avec les jésuites, ont cette vocation de communiquer aux enfants cette soif de poésie, cette part de rêve, tête de pont dans le réel, permettant de tout construire. Cette vision novatrice de l’éducation offrant une image de la société où l’homme a sa place et peut « être » et devenir.
La première fois que Jean-Jacques est arrivé à Juilly en 1947, c’était une académie royale perdue au milieu des champs de betteraves envahis par des lapins. Depuis son départ de Juilly, Roissy s’est installé, s’est développé, il passe un avion au-dessus du blason royal toutes les trois minutes, un autre bruit, un autre vacarme
L’internat devient inaccessible aux finances des familles. Les enfants sont moins nombreux. Les murs royaux avaient accueilli depuis toujours des garçons, l’école s’est ouverte aux filles de la république.
Un voile noir est jeté après une brillante vie commencée en 1638, peuplée d’enfants qui deviendront des hommes illustres, sages, sauf un. L’ennemi public numéro 1.
Des hommes et des pierres, notre patrimoine national.
Jean-Jacques a raison c’est le diable avec cette Europe qui a tué Juilly.
L’académie royale de Juilly est morte.