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Billet de blog 20 janvier 2009

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Au commencent fut la crise morale...

La Crise, c’est ce poison qui transforme un homme debout (ce que j’ai toujours essayé d’être) en corps paniqué, terrorisé, qui porte son handicap comme un boulet.

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La Crise, c’est ce poison qui transforme un homme debout (ce que j’ai toujours essayé d’être) en corps paniqué, terrorisé, qui porte son handicap comme un boulet.

La Crise, ce sont les matins où l’on a peur de ne plus jamais trouver de travail. Les 500 euros de piges qu’on a décroché en décembre et qui ne sont pas encore arrivés. Sont-ils bien réels ?
La Crise, c’est se persuader qu’on a trop de chance, comme dit ma famille, on a une allocation…
Ma famille de bourgeois qui trouve même que j’ai de sales habitudes : j’emmène une fois par an mon fils en vacances. À Paris, quand je suis trop fatiguée, je loue même une voiture à Caisse Commune (2,19 euros de l’heure), c’est une honte.
La Crise c’est ne plus savoir se déprendre de ses réflexes de pauvre, tête baissée, on calcule en permanence, ce pantalon à 8 euros, je ne pourrai pas trouver moins cher ? Des vêtements pour moi, pas la peine, j’use le pantalon acheté il y a un an, les vieux pulls sont plus moelleux, on verra après. J’ai déjà la chance d’être en vie… Vais pas me plaindre en plus !

J’ai 46 ans, j’élève seule mon fils de neuf ans.

Depuis 1986, je me tape une solide maladie chronique invalidante, une spondylarthrite ankylosante qui procède par poussées, douloureuses, violentes. Mon fils a appris à marcher en s’accrochant à mes béquilles (rouges Ferrari, bien sûr). Je n’ai jamais considéré ce handicap comme un frein à l’exercice de mon métier. Je travaille donc, au gré des périodes de crise. Je vends ma plume à qui en veut. J’ai décidé tout de suite d’être indépendante : je ne me voyais pas, moralement, chercher un poste de salarié pour, trois semaines plus tard, déposer un arrêt de travail sur le bureau du rédacteur en chef. Je travaille quand je n’ai pas mal.
En 1998 (environ), mon rhumatologue me convainc de demander l’Allocation d’adulte handicapé. Ça passe très mal dans mon milieu d’ex-aristo bourgeois. Mais ça sauve de huit mois de crise, par exemple, sans pouvoir marcher normalement, ergo travailler.
La Cotorep me reconnaît un taux d’incapacité à 80%. Bon. Je n’y connais rien aux pourcents. Je passe.
Je vis, jusqu’en juillet 2006, avec la manne de l’AAH et mes salaires, soit environ 1200 euros par mois. En 2005, j’arrive même à gagner 1400 euros par mois, grâce aux trois boulots que je décroche. La vie est belle, on est heureux.
Et la crise dans tout ça ? Elle arrive. En juillet 2006, une cancérologue de l’Institut Curie juge judicieuse l’exérèse d’une tumeur dans mon sein gauche. Elle procède, très pro. La tumeur bénigne est peut-être cancéreuse, me dit-elle le soir même entre deux portes. Début septembre, on m’annonce en cinq minutes qu’il faut enlever le sein. Le 22 septembre, c’est fait. La veille, j’ai bouclé dans mon lit d’hôpital, à minuit, ma dernière pige. Je reprends le travail cinq jours après. Le premier mercredi d’octobre, je reçois un coup de fil : l’examen du sein gauche n’indique aucune autre tumeur, mais, par précaution, il va falloir que je suive une chimiothérapie.
Je me retrouve sans revenu autre que l’Allocation adulte handicapé : 619 euros. L’aide au logement qui me permet de payer une partie du loyer (680 euros). Et dire que j’avais songé ne plus la solliciter. Je suis pour la première fois de ma vie en arrêt de travail, depuis le 22 septembre. La sécu me versera 16,50 euros d’indemnités journalières, parce que j'insiste, à partir du 5 janvier 2007. Le technicien refusait de chercher le barême de calcul pour les indemnités journalières des pigistes.
Jusqu'au 20 mars. Six mois, c'est la Loi.
Je suis encore malade à cette date, pas grave. Je dois déménager, payer mon déménagement. Pas grave.
La vie reprend dans un vrai appartement attribué par l’office HLM. Mon loyer passe de 680 euros à 420, pris en charge par une aide.
Je ne retravaille pas beaucoup. Je récupère d’une fatigue himalayenne. Deux-mille euros en six mois.
En juillet suivant, un radiologue de Curie repère des tumeurs suspectes dans le sein droit. Troisième opération le 25 septembre 2007. Pas d’arrêt de travail… Quel travail ?
Je n’avais pas gagné assez l’année 2005 (1400 euros par mois environ).
La vie reprend, belle, douce. On s’étonne un peu que je ne mette pas de hargne à trouver du boulot. Je ne dis rien : quiconque n’a jamais du redevenir vivant ne sait quelle énergie il faut trouver, quels désespoirs il faut vaincre.
Je n’aurai plus jamais le droit d’emprunter de l’argent.
Je suis parfois une vieille femme dans un corps mutilé.
Je suis parfois une maman énergique qui emmène son fils se promener le nez au vent, salue le Monde !
Je vis toujours avec l’AAH (621 euros environ).
Je suis toujours reconnue handicapée à 80%.
En janvier, j’ai reçu la décision de la Maison départementale des handicapés : je suis toujours atteinte d’un handicap à 80%, je peux toujours percevoir l’AAH. Mais pas l’aide compensatrice (environ 105 euros par mois). Motif : mon état de santé me permet d’effectuer seule la plupart des actes de la vie quotidienne. Cette aide doit en théorie permettre de payer un ami, un voisin qui vous file un coup de main. Les adultes handicapés peuvent salarier quelqu’un et être exemptés du paiement des charges patronales (sept heures par mois). Je ne l’ai jamais fait. J’y songeais. Trop tard.
Grâce à l’aide au logement, je n’ai quasiment pas de loyer à payer. Reste la cantine (53 euros environ par mois), le marché hebdomadaire (j’essaye de ne pas dépasser 90 euros, pas facile). Depuis combien de temps n’ai-je pas acheté de viande ? Je ne m’en souviens plus. Le poulet gris de Franprix à 3,21 euros en promo, c’est tout bon !), les vêtements, les cadeaux qu’on a, tout pauvre qu’on est, envie de faire à son rejeton, la mutuelle (97 euros mensuels) puisque l’AAH ne donne pas le droit à la CMU (609 euros max)
Je pige quand ma fatigue fait une pause. De toute façon, je ne dois pas trop gagner, sous peine de voir mon allocation fondre l’année suivante. Et qui sait où je serai en août 2010 ? Je soigne comme je peux la culpabilité de n’être plus aussi volontaire qu’avant.
C’est ici que la Crise survient. Dans ce que l’on ne peut s’empêcher de lire dans les yeux d’autrui :
Eux : Comment, tu es sortie de chimio en février 2007 et tu traînes encore…
Moi : Euh, oui, mais j’ai eu une troisième opération en septembre 2007.
Eux : Ouais, mais une opération, c’est moins lourd.
Moi : Bah, si on veut…
Je n’avais rien dit pour moi (mais manifesté) quand il s’était agi de payer la même franchise médicale (50 euros) que les membres de ma famille qui paient l’ISF. J’avais soutenu Bruno-Pascal Chevallier.
Cette fois, je craque un peu. Je viens de recevoir dans la lettre de la MDH de Paris un mot charmant de Valérie Létard, secrétaire d’État chargée de la Solidarité. Il y est dit qu’il faut encourager le travail des handicapés. Il y est surtout dit en filigrane ce que Roselyne Bachelot-Narquin a laissé sous-entendre l’hiver dernier (Journal de la Santé, France 5) : on va réétudier les critères d’évaluation des affections longue durée en intégrant la capacité ou non à travailler. Or, ces critères étaient jusqu’ici uniquement et fort justement médicaux. Y ajouter des critères sociaux, professionnels est une folie. Une indécence.
Il est possible de vivre avec un cancer en rémission, avec des béquilles, un cœur qui s’affole parfois, des poumons d’asthmatique, c’est même facile. Cela devient impossible quand vous lisez dans les yeux des autres que vous n’êtes pas à la hauteur, que vous ne faîtes pas assez d’efforts. La Crise est devenue financière. Elle a commencé par être morale. Le slogan de Not’Omniprésident a frappé fort : « Travaillez plus pour gagner plus ! » et tant pis pour ceux qui ne le peuvent pas.

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