Sylvain Bourmeau

journaliste, producteur de La Suite dans les Idées (France Culture), et professeur associé à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Journaliste à Mediapart

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Billet de blog 15 février 2009

Sylvain Bourmeau

journaliste, producteur de La Suite dans les Idées (France Culture), et professeur associé à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

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Satanée affaire

Il y a vingt ans, le mardi 14 février 1989 très précisément, je prenais mes fonctions d'attaché du livre à l'Ambassade de France à Londres. Jeune coopérant, totalement ignorant de l'archaïque univers diplomatique, je trouvais sur mon bureau de Cromwell Road, face au distrayant bâtiment du Natural History Museum, un petit dossier dont je n'imaginais pas qu'il allait vite devenir énorme. Ce 14 février restera en effet de sinistre mémoire dans l'histoire de la littérature

Sylvain Bourmeau

journaliste, producteur de La Suite dans les Idées (France Culture), et professeur associé à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Journaliste à Mediapart

Il y a vingt ans, le mardi 14 février 1989 très précisément, je prenais mes fonctions d'attaché du livre à l'Ambassade de France à Londres. Jeune coopérant, totalement ignorant de l'archaïque univers diplomatique, je trouvais sur mon bureau de Cromwell Road, face au distrayant bâtiment du Natural History Museum, un petit dossier dont je n'imaginais pas qu'il allait vite devenir énorme. Ce 14 février restera en effet de sinistre mémoire dans l'histoire de la littérature : c'est ce jour que le guide suprême de la révolution iranienne, l'Ayatollah Khomeini, a choisi pour lancer une fatwa sur l'auteur de Satanic Verses, un roman paru quelques mois plus tôt à Londres.

A la différence de très nombreux britanniques, je n'avais alors jamais lu Salman Rushdie, déjà considéré outre-manche comme l'un des meilleurs jeunes écrivains, figure de proue de cette nouvelle génération dite de « l'Empire contre-attaque » réunissant des auteurs issus de l'ensemble du Commonwealth, qui renouvelaient en profondeur la vaste monarchie des lettres anglophones.

Rushdie avait connu un succès considérable, quelques années plus tôt, avec la publication de ce qui apparaît plus clairement encore aujourd'hui comme un chef d'œuvre, Les Enfants de minuit - un roman qui fut plusieurs fois considéré comme le meilleur livre de fiction du dernier quart de siècle, recevant notamment le Booker des Booker Prize.

Quelques jours après l'annonce de la fatwa, j'étais encore en pleine lecture des Versets sataniques, un texte magnifique mais difficile, certainement pas la meilleure porte d'entrée dans l'univers de Rushdie, lorsque je reçus à l'ambassade un étrange coup de téléphone. Un homme se présentant comme un policier du ministère de l'intérieur français me demandait si c'était bien moi qui suivais le secteur de l'édition à l'ambassade, il voulait en savoir plus sur les éditeurs islamiques, et aussi, si je pouvais, à l'occasion, aller faire la sortie des mosquées pour ramasser des tracts islamistes. Je me suis un instant cru dans un très mauvais film - commençant sérieusement à me demander (le mur de Berlin ne tomberait, après tout, que quelques mois plus tard ...) si les clichés les plus éculés sur les « attachés culturels » ne contenaient pas un fond de vérité. Je filais immédiatement dans le bureau du conseiller culturel, un homme d'expérience et plutôt formidable. Il partit d'un grand éclat de rire : « Ne vous occupez pas de ça, envoyez-les balader. Il y a des espions qui sont payés pour ce genre de choses ! ».

A partir de là, je me suis heureusement contenté de suivre le déroulement de cette affaire dans les journaux et auprès de quelques professionnels de l'édition britannique, et notamment Lisa Appignanesi qui dirigeait alors l'ICA (Institute for Contemporary Art). Très impliquée dans la défense de son ami Salman, celle qui dirige aujourd'hui le PEN Club britannique, a consacré ce qui demeure le meilleur livre sur cette affaire, The Rushdie File.

Sans doute en France a-t-on aujourd'hui encore du mal à saisir l'importance de cet événement. Cela tient bien sûr au fait qu'il s'agissait d'un auteur quasi-inconnu ici à l'époque mais aussi au rapport plus avancé de la société britannique avec l'islam. Les intellectuels qui, à l'instar de Christopher Hitchens, autre grand ami de Rushdie, considèrent encore aujourd'hui cette affaire comme un véritable tournant, plus encore que le 11 septembre, ne sont pas rares outre-manche.

Pourtant la France n'a pas été le pire pays pour Rushdie. Il faut se souvenir du courage de Christian Bourgois, son éditeur, et de ses collègues qui l'ont soutenu dans la publication de la traduction. Un courage qui signifia d'accepter de vivre de longs mois sous protection policière et qui fut bien peu récompensé quelques années plus tard par l'auteur (à vrai dire surtout son agent) lorsqu'il choisit, pour des raisons financières, de changer d'éditeur.

Les menaces n'étaient pas symboliques. A Londres, j'assistais semaine après semaine aux explosions dans les librairies, à Charing Cross chez Collets et chez Dillons, dans le magasin Liberty ou encore sur la King's Road à deux pas de chez moi. Quelques années plus tard, le traducteur japonais du livre sera assassiné, son homologue italien grièvement blessé, comme son éditeur norvégien.

Depuis dix ans maintenant, Salman Rushdie vit de nouveau libre. Sans la moindre escorte ou protection particulière. Ce qu'ont visiblement du mal à comprendre certaines autorités françaises qui s'amusent encore à jouer aux cowboys lorsqu'il est de passage. Hystérie, talkie-walkies - en France, Rushdie a semble-t-il été condamné à une double peine : la fatwa, pourtant levée, continue de peser sur son œuvre et sert en général de bonne raison pour ne pas lire ses livres. Lors de son dernier passage en France, les questions des journalistes en apportèrent une nouvelle preuve. C'est ce qui m'avait poussé à ne pas évoquer un seul instant la fatwa lors de la conservation publique que nous avons eu dans le cadre du Festival Mediapart à la BNF.

Vingt ans après la fatwa, la meilleure façon d'être solidaire avec Salman Rushdie reste de le lire (et la meilleure porte d'entrée s'avère sans doute Haroun et la mer des histoires, le livre qu'il a écrit pour son fils alors qu'il changeait de safe house toutes les semaines et ne pouvait plus le voir).

Et de l'écouter, comme ce soir de novembre dernier à la BNF.

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