Les artistes sont en général assez friands de découvertes ou de progrès scientifiques, ou simplement d’interactions avec les chercheurs. A mon avis, ils ne vont pas tarder à s’emparer de la chose suivante, pour laquelle je vais devoir rembobiner un peu vos souvenirs de collège en biologie.
Comme vous le savez tous, nous sommes faits de cellules (si vous ne le saviez pas, je ne peux rien pour vous). Ces cellules ont la propriété extraordinaire de se diviser, et ainsi de se multiplier indéfiniment. Oui je dis bien indéfiniment, puisque cela a commencé il y a un milliard d’années environ, et que cela dure encore.
La division cellulaire est donc un des sujets importants de la biologie, peut-être le plus important.
Toutes sortes d’événement remarquables, contrôlés par une chimie fine et complexe ont lieu, mais parmi tous ces événements l’un des plus étonnants est bien la réplication des chromosomes.
Les chromosomes sont des groupes de gènes, localisés le long d’un longue molécule appelée ADN, qui est très très longue, et ne tient dans les chromosomes que parce qu’elle est formidablement ratatinée, compactée et bobinée.
Il y a plusieurs niveaux de bobinages. L’ADN s’enroule sur des molécules (histones), il forme des sortes de perles, lesquelles se regroupent en colliers, les colliers en boucles, les boucles en tortillons, lesquels s’entortillent en « fil de téléphone » (pour ceux qui ont connu l’époque des téléphones avec des fils en tortillon) et ces tortillons s’empilent les uns contre les autres, et tout ça vous fait un brin d’ADN tellement serré qu’on peut le voir dans le noyau et ça s’appelle un chromosome (on dit que c’est la phase dense de l’ADN).
Cependant, tout cela est tellement serré, que ce n’est pas très pratique pour en faire la copie. Les gènes sont bien rangés dans la phase « compacte » « dense » de l’ADN, mais pour en faire la copie, la cellule doit décompacter l’ADN, qui devient de ce coup beaucoup moins visible, il forme alors une pelote très diffuse dans le noyau appelée chromatine. Dans cette phase moins compacte, la réplication peut avoir lieu, des molécules appelées ribosomes scannant le brin d’un bout à l’autre pour en faire la copie, je vous passe les détails.
C’est là qu’arrive un problème de physique. Comme vous le savez, l’ADN est une sorte de long brin de « lettres », c’est-à-dire de groupements chimiques particuliers, appelées bases, souvent notés simplement par une lettre ATGC pour Adenine, G pour Guanine, C pour Cytosine, T pour Thymine. Ces bases interagissent par paires, ce qui est le principe de l’échafaudage en double hélice de l’ADN.
Dans la phase débobinée, tout cela pendouille dans le noyau, et s’enchevêtre comme une perruque de fil. Si vous allez à la pêche, vous pouvez imaginer votre moulinet tout emmêlé, c’est à peu près ça.
Cependant, si vous mettez à la queue leu leu des molécules, qui sont articulées les unes aux autres et peuvent tourner librement autour de leur articulation, vous obtenez statistiquement une perruque de molécules très dispersées. Très très dispersées. Et c’est là le problème. Des physiciens ont calculé le temps qu’il faudrait pour amener les réactifs destinés à faire la copie, à la queue leu leu, dans le bon ordre, le long d’un brin qui part dans tous les sens, sachant qu’en réalité il s’agit d’autant de brins que de chromosomes, tous complètement emmêlés.
La physique statistique répond à la question de façon catégorique : il faut des lustres pour faire une copie sans erreurs. Les physiciens sont assez coutumiers de démontrer que quelque chose d’observé est impossible. Une fois la démonstration faite, on la jette à la poubelle, et on se dit si c’est possible, c’est qu’il doit y avoir un « truc ». C’est quoi le « truc », dans le vivant ?
Le truc dans le vivant, c’est que, lorsque l’ADN se débobine, la façon dont il se débobine n’est pas aléatoire, il y a une structure du débobinage, qui maintient les brins à copier, chacun dans un compartiment beaucoup plus petit que ce qu’on attendrait si les brins s’emmêlaient au hasard. Non seulement les brins ne se débobinent pas complètement au hasard, mais en outre, ils restent ségrégés spatialement pour une large part. Les différents chromosomes, débobinés, forment des perruques qui ne s’emmêlent pas trop entre elles, pour que ce ne soit pas trop difficile à copier et à rembobiner.
Pour le confirmer, des chercheurs ont procédé ainsi, ils ont marqué avec des produits de marquages différents, plusieurs chromosomes. Ils appellent ça "peindre l’ADN", comme on peindrait l’ADN à l’aquarelle. Ensuite ils regardent comment les peintures se dispersent, quand l’ADN se débobine et ils obtiennent des sortes de tapis de couleurs, avec des aplats de différentes couleurs correspondant aux différents domaines grosso modo occupés par la perruque correspondant à chaque chromosome. Il y a autant de couleurs que de perruques, c’est-à-dire autant de perruques que de chromosomes débobinés en chromatine.
Les recherches confirment que la dispersion n’est pas aléatoire, et que les brins débobinés occupent des territoires distincts, comme ci-dessus, chaque chromosome d'un fibroblaste ayant, dans sa phase débobinée, un territoire propre. Ces colorations artificielles produisent de jolis motifs pour des tapis de salle de bain, inspirés de la biochimie moléculaire de pointe. On rapprochera ça des pull-overs fractals et autres T-shirts topologiques. Est-ce que c’est important ? Va savoir.
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/6e/PLoSBiol3.5.Fig1bNucleus46Chromosomes.jpg