Nous avons (nous les Français) la réputation de beaucoup nous auto-flageller. On ne fait rien que de critiquer, et notre pays en particulier. Cependant la critique est souvent une marque d’amour, la preuve tous ces couples qui s’engueulent beaucoup, mais sont les derniers à divorcer (je sais, ceux qui divorcent s’engueulaient aussi, mais moins). Bon, j’arrête de vous parler de choses privées pour en revenir à la critique de mon païsse.
Il m’a fallu longtemps pour me rendre compte que la France est un pays théorique. Enfant, je croyais vraiment, comme dit la chanson, ce que disent les grands, puis en grandissant, je me suis rendu compte du fossé entre la parole, le plus souvent les textes, et la réalité. En théorie, la France est un pays merveilleux ; en pratique, les choses sont moins élogieuses. Donc, exemples, tirés de mon expérience courante.
J’habite près de mon Université à Paris. J’ai une petite vue oblique sur la Seine (j’ai de la chance, j’en conviens), au ras d’une cimenterie CEMEX, nonobstant. Si vous regardez la photo vous voyez un petit bâtiment vitré au RdC, c’est le restau-U du CROUS. Ce restau-U a été sous-dimensionné et va donc être détruit puis reconstruit (aux frais des contribuables qui auront payé deux fois le bâtiment, mais ce n’est pas le sujet). Le sujet est que le bâtiment va monter d’un étage, et que je n’aurai plus la vue de la Seine, ou seulement un petit bout en peau-de-chagrin. Pour couronner le tout, c’est le cas de le dire, il est prévu un jardin suspendu sur le toit de ce bâtiment. Les plantes achèveront de me cacher la vue.
Sauf que : renseignements pris, il s’agit d’un jardin de pur principe, mis là pour une raison purement réglementaire : quand on construit des mètres carrés, il faut réglementairement des espaces verts. L’employé de la DDE m’explique que comme il n’y a pas de surface libre disponible pour remplir les conditions légales relatives à l’environnement, on met les espaces verts sur le toit. Je crains cependant pour ma vue, puisque le Permis de Construire prévoit des plantes jusqu’à 1m50 de hauteur. Mais me voilà rassuré : d’un côté un architecte me confirme au téléphone que ça ne risque pas de pousser très haut, que tout ça c’est du pipeau pour satisfaire les réglementations, et de l’autre, l’employé de la DDE me confirme que lorsqu’ils donnent les certificats de conformité, ils voient bien que le jardin n’est pas aux normes et va juste devenir un à plat de terre médiocre et très peu plantée sur le toit d’un bâtiment où de toutes façons il n’y a pas assez de terre pour que ça pousse, mais ils ferment les yeux. Tout le monde cherche à me rassurer, évidemment, pour que je ne dépose pas un recours contre ce bâtiment ; cependant c’est l’occasion de découvrir la réglementation, et les façons de la contourner. Qui sont les deux grands sports nationaux favoris.
Malheureusement, si dans un élan de sincérité vous dites à l’architecte, et à l’employé de la DDE :
1-Je suis la seule personne concernée par les plantations et ça va me gâcher la vue.
2-les étudiants n’en ont rien à cirer d’avoir un jardin pelé sur le toit du CROUS
3-ça va coûter de l’argent au contribuable alors que l’université a des problèmes financiers si graves qu’elle est obligée de réduire le nombre de groupes de TP etc.
On vous répond, oui, c’est vrai, c’est un cercle vicieux, on n’y peut rien. Ici s'allume mon petit gyrophare intérieur : attention, préférer les réglements à la réalité finit par rendre fou.
A ce sujet, un ami entrepreneur m’expliquait qu’il devait construire un bâtiment, avec et des espaces verts et des parkings, suivant la réglementation. A l’endroit prévu, ce n’était pratiquement pas possible sauf à renchérir le bâtiment considérablement. A titre dérogatoire, il avait demandé à faire le stationnement sur des pelouses, avec un système de caillebottis poreux qui laissent pousser l’herbe. On lui a répondu que ce n’était pas possible. Et le bâtiment n’a pas été construit. Donc il y a peut-être du vrai dans certains arguments expliquant le manque de logements…
Autre exemple, quand j’ai été recruté au CNRS, j’ai été invité à une réunion où des agents comptables nous ont textuellement dit : « on va vous expliquer la réglementation, puis on vous dira comment la contourner ». Voici un exemple : le forfait hôtelier exigé par les sites universitaires qui logent des congressistes sont souvent (en tout cas il y a quelques années) plus chers que le forfait hôtelier alloué en frais de missions pour les déplacements des chercheurs. Donc en toute rigueur, on ne peut pas loger, dans certains bâtiments universitaires (de l’état donc), des chercheurs (de l’état), avec le forfait nuit fixé par l’état (c’est le principe de la balle tirée dans le pied, j’en connais d’autres). Comment qu’on contourne ça alors ? Les lieux universitaires en question facturent au CNRS la location des projecteurs dans les salles, de façon à accepter le prix bas de la nuitée, corrélativement. On va dire que je balance, mais enfin, la vérité fait parfois du bien, « par où ça passe ». Ce qui est fou, c’est que tout le monde sait tout ça, et la France fonctionne cahin-caha comme ça, jusqu’à l’écroulement final sans doute.
Ces petits exemples microscopiques ne sont que la manifestation d’une amertume, sinon d’une rage ponctuelle : il faudrait un jour adapter la théorie, à la réalité (ou bien l'inverse, mais se décider une fois pour toutes).
Mais il y a beaucoup plus grave, évidemment, et chacun d’entre vous le sait bien : les lois type loi DALO, qui ne servent à peu près à rien ; la sectorisation des collèges et lycées : en théorie tous les établissements se valent (vive la République), donc en théorie, il n’y a rien de mal à obliger les citoyens à mettre les enfants dans l’établissement du coin. Mais dans la pratique, c’est autre chose.
Autre exemple : en théorie on a une dissuasion nucléaire très…dissuasive. En pratique les missiles font plouf. Mais là, je risquerais de dévoiler des secrets d’état, donc je vais m’abstenir, par patriotisme, et parce que j'aime mon pays, quand même.