Le petit garçon n’est pas encore à hauteur d’homme. Assis par terre il joue avec son train électrique, avec les rails de ses Légos. Dans sa chambre, il a encore des cubes en bois, un ours en peluche ; il vient d’avoir huit ans. Ce matin, il perçoit une grande agitation dans la maison, de soudaines vociférations, des conciliabules d’adultes. Devant la maison des voisins, des camions sont stationnés, un escadron de soldats est descendu qui encercle la maison. Les portes ont été ouvertes brutalement, les voisins ont été extraits, au milieu des cris des enfants : les six enfants des voisins, les amis du petit garçon, dont J., qui a exactement son âge. C’est avec lui qu’il joue le plus, à ramasser des poissons morts sur la plage, à courir sur la rambla. Mais ça crie maintenant à côté, et les soldats poussent les parents dans le camion, qui les emportera pour dix ans, dix ans de torture, d’isolement, d’enfermement politique sans procès.
Dans la maison voisine, celle qui n’est pas inquiétée par les soldats, le petit garçon entend : « Il faut prévenir N. et C. », « Non, pas le téléphone, le téléphone est sur écoutes ». Puis, les parents s’approchent du petit garçon, se penchent et le prennent par le bras. « Tu vas aller chez N., tu vas prendre ton vélo, et tu vas aller aussi vite que tu peux chez N. Et tu lui dis que les militaires sont passés chez R. et les ont emmenés, elle et son mari, on ne sait pas où. Il faut qu’elle parte, et C. aussi. Tu y vas tout de suite tu as compris ? Tu y vas à vélo, tu as compris ? » Le petit garçon a compris.
Il prend son petit vélo rouge d’enfant de huit ans, enfourche la selle et part comme une flèche vers le centre de Montevideo. Il aurait pu choisir de suivre la rambla, mais il a pensé : « il y a trop de grosses voitures, je risque de les croiser ». Il passe davantage à l’intérieur des terres, par Avenida Italia. Alors il pédale à toute vitesse. Il faut prévenir N. On compte sur lui. Entre Friburgo et Michigan, il y a deux vallons, il a descendu et remonté le premier sans ralentir. Au fond du vallon il a franchi le petit gué. Il sera bientôt arrivé, mais il y a un second vallon. Il pédale comme un fou, puis, dans son effort, relève la tête et découvre devant lui, au loin, deux véhicules ; deux grands camions blindés à l’avant, arrêtés en travers de la route. C’est un barrage de l’armée. Les deux véhicules forment un chevron, qui laisse un espace d’à peine un mètre entre eux, tout le reste de la route est coupé par ces véhicules. Il n’y a pas moyen de passer, sauf entre les deux camions, par l’espace d’un mètre à tout casser.
De loin, il discerne un soldat, mitraillette à l’épaule, qui ferme le passage entre les deux camions. Le petit garçon continue de pédaler et commence à calculer. Ne pas pédaler trop vite. Pédaler à l’allure normale d’un enfant qui fait du vélo.
Il reste une centaine de mètres à parcourir, il avance toujours, sans lever la tête, sans cesser de pédaler, sans rien faire d’inquiétant. Il se rapproche du chevron de véhicules blindés. Il commence lentement à lever les yeux, le soldat est toujours là. Il reste cinquante, trente mètres, vingt mètres. Le soldat a pris la mitraillette avec ses bras ; il pointe le canon sur le petit garçon. Il reste douze mètres, à peine dix. Le petit garçon pédale tranquillement, il fait semblant. Il voit le bout du canon face à lui. Il faut passer. Le petit garçon arrive à trois mètres ; le soldat pivote tout en pointant le canon devant lui ; il s’écarte, le bout du canon montre maintenant l’espace d’un mètre entre les deux camions. Le passage est libre ; le petit garçon avance, en ralentissant à peine, il passe à hauteur d’homme, tourne sa tête et voit le soldat dans les yeux, puis, sans ralentir, il finit de franchir l’espace entre les deux blindés. Avec le messager, le message vient de passer.
Puis le garçon pédale sans accélérer et dans sa tête il pense : « Il me regarde. Il me regarde. Il se doute de quelque que chose, s’interroge. Surtout ne te retourne pas ; tu n’es pas un messager, tu es juste un enfant qui fait du vélo, si tu te retournes, il comprendra que tu es un messager ; quoi qu’il arrive tu ne te retournes pas. Tu ne te retournes pas ».
Puis le garçon prend la descente qui l’éloigne définitivement du barrage de ces soldats, qui préparent un coup d’état. Le petit garçon est passé, et le message est arrivé là où il devait arriver. Cependant, le petit garçon, qui ne s’est pourtant pas retourné, revoit le regard de ce soldat, fasciste, tous les jours depuis quarante ans.