«Ecoutez ce que demandent les gens et donnez-leur ce qu'ils n'ont pas les moyens de demander.» Dans sa leçon inaugurale à Science-Po, Jay Rosen demande explicitement aux étudiants en journalisme d'abandonner leur position de surplomb pour se mettre à l'écoute de leurs lecteurs.Au temps du journalisme papier triomphant, la question ne se posait pas vraiment. Les journalistes n'avaient pas les moyens de savoir de façon chiffrée ce qui était effectivement lu et les panels de lecteurs convoquées occasionnellement renvoyaient opportunément une image que l'on savait fausse mais qui satisfaisait tout le monde: les personnes interrogées assuraient toutes qu'elles aimeraient plus de grandes enquêtes, de grands reportages, de grands entretiens et de longues analyses alors que les chiffres de ventes prouvaient qu'ils se précipitaient vers les titres qui privilégiaient l'anecdote, le fait divers et l'information pratique.
Le Web, plus encore que la télévision et la radio, a permis de savoir, presque immédiatement, ce que consultent les lecteurs, le temps qu'ils y consacre et – en posant quelques hypothèses discutables – la satifaction qu'ils en retirent.
Un article du New York Times raconte, exemples à l'appui, comment les rédactions Web des journaux américains utilisent l'abondance de chiffres de fréquentation pour coller aux attentes supposées de leur lectorat. On y apprend ainsi que la journée du site du Wall Street Journal commence par l'épluchage méthodique des statistiques de consultation des articles, l'analyse des mots les plus recherché dans le moteur interne et le recensement des tendances sur Twitter.
Ou que le Washington Post fait trôner au milieu de sa rédaction un écran montrant, en temps réel, le nombre de visiteurs uniques, le nombre de pages par visiteurs et leur provenance, sans oublier de surimprimer à ces chiffres l'objectif mensuel à atteindre. Un mail circulaire quotidien reprenant 46 indicateurs vient d'ailleurs compléter ce dispositif. La rédaction Web, qui avait prévu une large couverture des élections britanniques a pu ainsi constater que les internautes ne s'y intéressaient que très médiocrement alors qu'ils se passionnaient pour un article sur les sabots Crocs. Mais le rédacteur en chef du site, Raju Narisetti, explique que, plutôt que de décider de cesser de couvrir la campagne électorale britannique pour se transformer en annexe de Vogue, cette indication l'a conduit à s'interroger sur les moyens de rendre la couverture plus attirante, à coups de podcasts, de diaporamas ou d'appels à la participation des lecteurs.
Le Los Angeles Times a adopté une démarche plus radicale puisqu'il a doté son site d'un logiciel indiquant pour chaque article la somme rapporté en clics publicitaires. Du côté du New York Times, au contraire, le directeur de la rédaction assure que «les lecteurs viennent pour nos choix, pas pour le choix de la foule.»
Cette impression est pourtant relativisée par une étude du Tow Center for Digital Journalism (université Columbia) qui montre que la profusion de mesures disponibles entrave le jugement plus qu'il ne l'éclaire: du nombre de pages vues au nombre de visites, des visiteurs uniques au temps passé sur une page, du taux de rebond au taux de sortie, en passant par les sites qui affichent 50.000 signes par page contre ceux qui en publient 500, ceux qui réaffichent la page toutes les 30 secondes, il n'existe pas de «monnaie unique» de la fréquentation sur le Web et chacun utilise la mesure qui conforte son opinion. Toutefois, constatent les auteurs, l'existence d'une mesure étalon en télévision et en radio n'a pas conduit à une amélioration des programmes et plutôt mené à une
Lire aussi: Les dix leçons de Jay Rosen pour les journalistes de demain
Image cc TXMX2