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Billet de blog 28 juin 2010

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Mais qu'allait faire Orange au «Monde»?

France Télécom a retiré, avec Claude Perdriel, son offre sur le groupe Le Monde. Mais même après le désaveu du vote des salariés (l'offre «POP» a n'obtenu aucune voix au Monde interactif), l'entreprise réaffirmait «la pertinence de son projet industriel, convaincu que les éditeurs de contenus et les opérateurs de réseaux ont vocation à nouer des partenariats ouverts pour défendre leurs intérêts mutuels dans le contexte de la révolution numérique.»

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France Télécom a retiré, avec Claude Perdriel, son offre sur le groupe Le Monde. Mais même après le désaveu du vote des salariés (l'offre «POP» a n'obtenu aucune voix au Monde interactif), l'entreprise réaffirmait «la pertinence de son projet industriel, convaincu que les éditeurs de contenus et les opérateurs de réseaux ont vocation à nouer des partenariats ouverts pour défendre leurs intérêts mutuels dans le contexte de la révolution numérique.»

L'investissement – surtout concentrée dans la filiale Internet, Le Monde interactif – ne représentait pas grand chose pour France Télécom: «50 à 60 millions d’euros, à rapprocher des 400 millions annuelles de dépenses dans les contenus ou aux 6 milliards que le groupe investit chaque année», selon son patron Stéphane Richard. Mais il permettait au groupe de se réconcilier avec Lagardère, à qui l'opérateur rachetait ses parts, et participait d'un basculement vers un modèle économique mêlant l'accès à la distribution des contenus.

Depuis quinze ans, les dirigeants successifs de France Télécom ont été fascinés par les médias. Du temps de Michel Bon, c'était la télévision, par l'intermédiaire de France Cable. L'opérateur téléphonique devint alors le financier des chaînes cablées, Téléachat, la chaîne Histoire, Canal Soleil... Sous Didier Lombard, c'était l'ambition de devenir un nouveau Canal+ avec les chaînes Orange Sport et Orange Cinéma Séries. Sous l'influence de Didier Quillot (alors PDG d'Orange et devenu depuis président de Lagardère active), le groupe se pique même de devenir pionnier dans la vente de médias mobiles, à grand coup d'achat d'exclusivités (comme le droit de diffuser en avant-première la chanson Hung Up de Madonna ou l'achat des droits du football pour les smartphones).

Problème: CanalSatellite a liquidé son concurrent TPS en payant 480 millions d'euros les droits de diffusions du football. En 2007, Frédéric Thiriez, président de la Ligue de football professionnel, parvient à fait enchérir Orange en créant de nouveaux lots pour 2008-2012: Canal+ paiera 465 millions d'euros et Orange 203 millions pour l'exclusivité des matchs du championnat de France sur ses mobiles et sur la LiveBox. Lagardère, actionnaire minoritaire de Canal+, est furieux.

Deux ans plus tard, le même Lagardère veut vendre ses 20% dans Canal+ à Vivendi qui possède le reste. Mais ce dernier trouve le prix (1,35 milliard d'euros) trop élevé. Heureusement, le 17 juin 2010, Xavier Couture, responsable des contenus chez Orange, annonce à l'Association des journalistes médias que «ces chaînes n'ont pas pu convaincre en des proportions suffisantes nos abonnés Internet de souscrire à l'offre TV (...): sur un bassin de 3 millions d'abonnés à la télévision d'Orange, les 713.000 abonnés à nos chaînes ne suffisent pas à rentabiliser ces investissements». Lors d'un colloque, Stéphane Richard avait déjà qu'il ne croyait plus «en l'avenir de la stricte exclusivité». Ce faisant, il indique à Canal+, donc à Vivendi, qu'il n'y aura pas de nouvelles enchères faramineuses sur les droits du football. Et fait l'affaire de Lagardère.

«C'est le prix du pardon», explique Sébastien Crozier, directeur de la stratégie et de l'innovation à France Télécom. Au lieu de se concurrencer, trois grandes entreprises pourront se partager les tâches, chacun dans sa spécialité. Lagardère évacue la presse pour se concentrer sur l'organisation d'événements sportifs et la gestion des droits, Vivendi retrouve la perspective de rentabiliser Canal+ en dépensant moins et France Télécom s'occupe de la distribution.

Car c'est la nouvelle ambition de l'entreprise de Stéphane Richard: devenir kiosquier. L'accès (ADSL, téléphonie mobile, téléphonie fixe) reste son marché prioritaire, mais la médiation (le fait d'augmenter l'utilisation des moyens de télécommunications en distribuant du contenu ou de la mise en relation) et surtout la médiation financière (le fait d'être celui qui facture les services) représentent une part croissante des revenus. Un rôle que l'opérateur avait déjà tenu à l'époque du Minitel: il prélevait la «consommation» sur la facture téléphonique et en redistribuait une partie aux éditeurs de services.

Mais depuis cette époque d'autres revendeurs de contenus se sont installés sur le Net et avec quelques succès. Apple notamment, qui s'octroie avec iTunes, 30% du prix de vente des fichiers vendus, tout en conservant les données personnelles des acheteurs. Et bientôt Google qui devrait proposer son Newspass, sorte de porte-monnaie universel permettant aux journaux, aux journalistes mais aussi aux blogueurs de commercialiser leur production. Avec le kiosque Internet+, WHA, filiale de France Télécom conserve 20% du montant des transactions sur l'internet fixe et environ 30% sur l'internet mobile.

France Télécom poursuit une double stratégie de distribution, mais aussi d'achat de contenus spécifiques qu'elle revend ensuite dans ses abonnements. Contrairement à Google, qui référence autant de contenus que possible au risque de s'aliéner les éditeurs qui lui reproche de vendre de la publicité sur leur dos sans jamais rien acheter, France Télécom agrège des articles, des vidéos, des photos dont il a acheté les droits d'exploitation en exclusivité la plupart du temps. Il s'agirait de mettre la main sur des contenus à forte valeur ajoutée qui viendront donner de la valeur aux tuyaux de l'opérateur. On comprend mieux la réticence de Stéphane Richard à parler de «neutralité» d'Internet.

L'entrée d'Orange dans le capital du Monde et surtout du Monde interactif «irait à l'encontre de la position de neutralité que se doit d'adopter l'opérateur de télécommunications», explique dans un communiqué la CFE-CGC/UNSA de France Télécom. Si l'opérateur privilégie les contenus dont il a acquis les droits ou s'il les réserve à ses propres abonnés, il contrevient au principe de la neutralité des réseaux, comme le souligne le rapport de synthèse du groupe de réflexion sur ce sujet, rendu le 21 juin: «certains acteurs soulignent ainsi les effets négatifs sur la concurrence de mécanismes de double exclusivité contenus et accès Internet à l'image du cas Orange et Orange Sport». Dans sa note de cadrage du débat public sur ce sujet, le secrétariat d'Etat à l'économie numérique avait déjà relevé le danger que peuvent représenter des accords d'exclusivité entre fournisseurs de contenus et fournisseurs d'accès: «en s'appropriant l'exclusivité de certains contenus, un opérateur de réseau serait à même d'exercer un levier très puissant et durable pour favoriser sa part de marché des accès à Internet. Des formes d'intégrations verticales complètes pourraient en outre aller jusqu'à inclure l'accès aux réseaux, les services exclusifs et les terminaux dédiés (mobiles ou fixes).»

Image cc The Rocketeer