Il y a cent-dix ans, Charles Péguy (l'admirable militant dreyfusard, l'auteur de "Notre Jeunesse") publiait ses réflexions sur la misère et la pauvreté pour faire écho à un roman d'Antonin Lavergne, intitulé "Jean Coste ou l'instituteur de village". Cette oeuvre, aujourd'hui bien oubliée, a un parfum vallésien et il m'a paru opportun d'en rappeler l'existence à un moment où l'on parle d'une "refondation de l'école".
Cet excellent roman est l'histoire d'un instituteur de campagne qui s'enfonce peu à peu dans la misère la plus noire, au milieu de l'indifférence générale. Ce texte fit honte à tous ceux qui, sous la IIIe République, prétendaient vouloir valoriser le métier et la mission laïque des "hussards de la République" sans bien se soucier de leurs conditions d'existence.
Antonin Lavergne décrit ainsi, en dehors du naturalisme d'un Zola ou du romantisme hugolien, la dégradation objective de la vie d'un maître d'école (et de sa famille) en montrant comment le monde moderne peut organiser l'indifférence autour de la misère et de la pauvreté. Jean Coste est ainsi entouré de personnages qui vivent avec lui ou le croisent mais qui n'ont pas conscience de sa condition.
Le livre a bouleversé Péguy non seulement pour la valeur de son témoignage historique mais aussi parce qu'il dénonce la manière dont une société se protège par des discours et de nobles proclamations comme la devise liberté, égalité, fraternité qu'elle contredit et bafoue. Tant et si bien que l'instituteur s'installe dans un véritable enfer et qu'il est dans l'obligation de cacher ce qu'il subit...
La propagandisation de la pauvreté ainsi avérée nous fait croire que celle-ci vient du bas, alors qu'elle vient du haut, du fait du "sabotage de la société bourgeoise" et de l'avilissement de tout par l'argent. Il n'y a pas de pauvres, il n'y a que des appauvris.
Jean Coste, ce héros ordinaire, résiste de toutes ses forces à cette vaste mystification de la pauvreté. Car il a pris conscience qu'elle venait du haut, c'est à dire des promesses non tenues de la République.
C'était en 1902. Où en sommes-nous aujourd'hui ?