LIVRE PREMIER
LE MYTHE DE TRISTAN
1. TRIOMPHE DU ROMAN,
ET CE QU'IL CACHE
" Seigneurs, vous plaît-il d'entendre un beau conte d'amour et de mort?..."
Rien au monde ne saurait vous plaire davantage.
A tel point que ce début de Tristan de Bédier doit passer pour le type idéal de la première phrase d'un roman. C'est le trait d'un art infaillible qui nous jette dès le seuil du conte dans l’État passionné d'attente où naît l'illusion romanesque. D'où vient ce charme ? Et quelles complicités cet artifice de "rhétorique profonde" sait-il rejoindre nos cœurs ?
Que l'accord d'amour et de mort soit celui qui émeuve en nous les résonances les plus profondes,c'est un fait qu'établit à première vue le succès prodigieux du roman.
Il est d'autres raisons, plus secrètes, d'y voir comme une définition de la conscience occidentale...
Amour et mort, amour mortel : si ce n'est pas toute la poésie, c'est du moins, tout ce qu'il y a de populaire, tout ce qu'il y a d'universellement émouvant dans nos littératures ; et de nos plus vieilles légendes, et dans nos plus belles chansons. L'amour heureux n'a pas d'histoire. Il n'est de roman que de l'amour mortel, c'est-à-dire de l'amour menacé et condamné par la vie même. Ce qui exalte, le lyrisme occidental, ce n'est pas le plaisir des sens, ni la paix féconde du couple. C'est moins l'amour comblé que la passion d'amour. Et la passion signifie souffrance. voilà le fait fondamental.
Mais l'enthousiasme que nous montrons pour le roman, et pour le film né du roman ; l'érotisme idéalisé diffus dans toute notre culture, dans notre éducation, dans les images qui font le décor de nos vies ; enfin le besoin d'évasion exaspéré par l'ennui mécanique, tout en nous et autour de nous glorifie à tel point la passion que nous en sommes venus à voir en elle une promesse de vie plus vivante, une puissance qui transfigure, quelque chose qui serait au-delà du bonheur et la souffrance, une béatitude ardente.
Dans "passion" nous ne sentons plus "ce qui souffre" mais "ce qui est passionnant". Et pourtant, la passion d'amour signifie, de fait, un malheur. La société où nous vivons et dont les mœurs n'ont guère changé, sous ce rapport, depuis des siècles, réduit l'amour-passion, neuf fois sur dix, à revêtir la forme de l'adultère. Et j'entends bien que les amants invoqueront tous les cas d'exception, mais la statistique est cruelle : elle réfute notre poésie.
Vivons-nous dans une telle illusion, dans une telle "mystification" que nous ayons vraiment oublié ce malheur ? Où faut-il croire qu'en secret nous préférons ce qui nous blesse et nous exalte à ce qui semblerait combler notre idéal de vie harmonieuse ?
Serrons de plus près cette contradiction, par un effort qui doit paraître déplaisant, puisqu'il tend à détruire une illusion. Affirmer que l'amour-passion signifie, de fait, l'adultère, c'est insister sur la réalité que notre culte de l'amour masque et transfigure à la fois ; c'est mettre au jour ce que ce culte dissimule, refoule, et refuse de nommer pour nous permettre un abandon ardent à ce que nous n'osons pas revendiquer. La résistance même qu'éprouvera le lecteur à reconnaître que passion et adultère se confondent le plus souvent dans la société qui est la nôtre, n'est-ce pas une première preuve de ce fait paradoxal : que nous voulons la passion et le malheur à condition de ne jamais avouer que nous les voulons en tant que tels ?
Source : http://dev.10-18.fr/site/l_amour_et_l_occident_&105&9782264033130.html?RECHD=clehxwyl