A*** fut pour moi ce qu'André Breton appelle une promesse qui persiste après avoir été tenue. Elle reste en moi comme un être sauvage et fragile, noir et pâle tout à la fois, interrogeant sans cesse le monde et ses gens pour savoir si un jour, ceux-ci lui ouvriraient les bras. Moi-même alors englué dans cette question du fait de ma naissance problématique, j'avais rapidement été séduit par cette fille mélancolique.
Il est toutefois possible que cet amour soit l'histoire d'un ratage. J'avais en effet rencontré A*** au printemps 1989 à l'occasion d'une fête - ce qui s'appelait dans la langue de mes amis d'alors une soirée - où m'avait amené mon ami F. en prenant soin de me prévenir de ne pas me laisser embrasser par l'horrible organisatrice de la fête et d'éviter, lors des slows inévitables, d'avoir la gaule. Dès lors, cette éventualité me traumatisa.
Ce soir-là, A*** était présente. Nous parlâmes ensemble, elle m'invita même à danser, mais sans réellement le vouloir et intimidé, je demeurai froid et distant. Elle me surnomma glaçon.
Cela n'empêcha pas notre histoire même si celle-ci fut retardée. Aujourd'hui encore, je me rappelle les instants de grâce qui furent les nôtres ainsi que ma timidité maladive et mon hésitation aussi à embrasser A***. Ces souvenirs nourriront d'éternels regrets. Ecrire trouve donc ici une de ses fonctions premières : que l'éternité périssable de deux êtres ne fût donnée aux chiens.
Le hasard fit que mon père s'installa à V... à l'été 1990. Par conséquent, je fus inscrit au lycée M... dans lequel A*** était élève. Quelle joie ce fut alors de savoir que je la rencontrerais à nouveau comme j'ai su, quelques mois après nos premières étreintes, que pour elle aussi mon arrivée était espérée ! Cette seconde rencontre eut lieu, je m'en souviens confusément. C'était septembre dans mon souvenir, il faisait encore beau et le soleil passait à travers les vitres dans un doux éblouissement. D'un coup, en voyant enfin A*** qui sortait d'un cours, je savais qu'il s'agissait de reprendre le fil de notre interlocution ratée un peu plus d'un an auparavant. Le seul intérêt d'aller au lycée de V..., c'était de la retrouver. Il ne fait d'ailleurs pas de doute pour moi aujourd'hui encore que la persistance de A*** dans ma mémoire s'origine dans la conviction d'un destin amoureux qui, par ma faute, s'est mué en une simple histoire méritant de périr. La contingence de la rencontre ne deviendrait jamais une nécessité.
D'elle, au moment où je la croisai dans les couloirs de ce vieux lycée, me reviennent les yeux pétillants et riants malgré un air vaguement triste et, il me semble du moins, un trait fin de rouge à lèvres rose de minette - ce qui n'a jamais été pour me déplaire. Les minettes sont la moitié du ciel.
De ce jour, nos rendez-vous furent quotidiens.
Nous arpentâmes longtemps Paris sous un ciel chaud d'automne, A*** et moi, avant de nous étreindre et ce prélude dura environ trois semaines. Nous nous donnions des rendez-vous, interdits, alors que déjà nous nous aimions. J'aimais avec elle boire un chocolat chaud mais je ne savais comment me déclarer tant ce que j'éprouvais était intense. Nous aurions pu ainsi marcher longtemps à travers la rive gauche si A*** n'avait heureusement décidé de précipiter les choses. Je n'avais pas encore 17 ans et j'étais tétanisé devant A*** qui était une femme. En outre, nous nous étions tant attendus - c'est ainsi en tout cas que je pensais les choses alors - qu'il me semblait d'une part que rien ne nous éloignerait et qu'en même temps, il était possible d'attendre encore pour moi qui n'étais alors pas sorti d'un romantisme suranné mais bien réel.
Le 30 octobre 1990, au début des vacances de la Toussaint de cette année-là, nous avions une fois de plus parlé et marché tout le jour et, stupidement, histoire sans doute de jouer au type blasé apprenti-Don Juan, je lui avais proposé de reprendre avec moi, parmi les chansons de Gainsbourg que j'écoutais alors énormément, le duo du chanteur avec Jane Birkin, Je t'aime moi non plus. C'était sans doute maladroit de ma part mais A*** me suivait dans mon idée saugrenue qui n'était qu'une déclaration masquée. Après tout, qu'une fille puisse m'aimer est depuis toujours une question existentielle.
La nuit tombée au soir de cette nouvelle journée joyeuse à travers Paris, je m'apprêtais une fois de plus à quitter A*** après l'avoir raccompagnée chez elle lorsque un peu plus téméraire que d'habitude, je lui proposai de marcher encore un peu dans la ville de V.... Nous n'allâmes pas loin, derrière les tours brunes où habitaient mes amis F. et F., et c'est entre ces immeubles, dans un square aussi improvisé que rudimentaire, que je demandai à A***, le souffle coupé, si elle n'avait pas froid. J'ai beau aujourd'hui ne pas me souvenir de sa réponse, je sais que je trouvai mon imperméable suffisamment large pour couvrir deux personnes - et je l'enlaçai. Le vent de la nuit n'eut pas de prise sur notre longue étreinte et les quelques enfants qui commentaient le spectacle nous firent même rire. Le monde n'était plus le même.
Grandement intimidé par A*** et confusément inquiet à l'idée d'un engagement, je me sentais néanmoins, en rentrant chez mon père, comme Doisnel psalmodiant le nom de Fabienne Tabard. Nos étreintes étaient la foudre de la vraie vie et le temps passant auprès de A*** me faisait chaque jour l'aimer davantage. J'ignorais alors que cet amour me poursuivrait au-delà du raisonnable et que malgré de longues périodes de répit, son ombre ne cesserait de me hanter. Cela a beau être si vieux, désormais, les souvenirs de nos étreintes restent intacts à mon esprit.
Folie, je me rappelle, que cet instant, cette langue qui, déjà, se débattait amoureusement contre la mienne. Folie... Nos mains à la fois douces et fiévreuses... Que je dois avouer que jamais, hormis l'extase de la promesse rouge, je n'ai envisagé plus grand bonheur.
Je rêvais d'un bonheur aussi grand que la mer, écrit Aragon dans « La Nuit de Moscou ». Ce bonheur, moi, je ne le rêvais pas - même si sans doute il était trop vaste à mes yeux et de fait effrayant.
A*** fut pour moi l'idée même du bonheur ou de quelque chose s'en approchant. J'aimais lui parler et sa seule présence, voire le seul fait de l'attendre, me faisait éprouver le mot vie. Elle était là, signe de ma rédemption dans l'au-delà du symptôme. Une normalisation, alors, comme cela pourrait se dire dans une veine quelque peu cynique héritée de la tradition moraliste française ? Soit, après tout. Il y a des normalisations bien plus malheureuses...
Il s'agissait ici, pour reprendre celui qui serait après la rupture avec A*** mon seul compagnon d'infortune, d'éprouver qu'en effet, l'au-delà est ici bas.
Ainsi mon bonheur, à la différence de celui rêvé par Aragon, n'était-il pas couleur de chimère. Il était elle, incarné dans une jeune métisse alors mal dans sa peau glissant parfois dans une mélancolie vénéneuse mais diablement émouvante par son désir d'ailleurs qui faisait d'elle quelque chose comme une poétesse sans le savoir. Ses horizons lointains et extatiques, rythmés par Wham! et George Michael, témoignaient d'une volonté, bien qu'encore confuse, de réconcilier l'action et le rêve.
A*** était en effet l'être d'une rencontre avec un monde inconnu de moi mais désirable. Ce qui au premier abord pourrait passer pour mièvre et facile exerce toujours sur moi une attirance des plus électriques. Fleur d'une famille prolétaire, elle m'évoquait une fille de banlieue. Si je n'ai jamais eu de type féminin précis au sens physique du terme, j'ai toujours éprouvé une émotion déchirante et douce à l'égard des filles de banlieue.
Ce type féminin est à l'inverse de ce que l'on peut communément se représenter à propos de la bourgeoisie. A*** était loin des atmosphères apprêtées et feutrées des jeunes filles instruites depuis leur plus jeune âge. Sa pensée et sa vie ne faisaient qu'une. C'est ce caractère pratique, même si rude parfois, de sa pensée qui nourrissait mon amour. Si A*** m'apparaissait comme une minette par sa propension à voir l'ailleurs au son d'un refrain sucré et à se repaître d'histoires d'amour impossibles mais hollywoodiennes, elle avait - elle a ? - une force et une détermination qui sans doute l'avaient aidé à vivre dans un monde où les hommes n'avaient que peu d'égards pour les femmes - ne serait-ce que verbalement.
A*** était capable de faire face à ce type de situation, y compris en usant d'une violence au moins symbolique. J'aimais cette sauvagerie qui n'avait d'égal que sa croyance en un absolu de l'amour qui serait l'alpha et l'oméga d'un monde où cela vaudrait de vivre. Ainsi croyait-elle durement et contre toute attente au grand amour avec celui qui serait autre, révolutionnaire peut-être, par l'égalité dans le couple immédiatement instaurée. Longtemps bercé par les promesses de la révolution rouge, j'aurais pu être celui-là.
Le monde de A*** était nouveau pour moi. Il me fascinait non pas tant comme révélation que comme croyance en une féérie eschatologique à l'image du penchant de Rimbaud pour « les chansons idiotes » dont Mathilde, héroïne de La Femme d'à côté, dit du fond de son incurable douleur qu'elles disent la vérité. Dans le monde d'A***, la possible consomption amoureuse n'était pas une vue de l'esprit.
Ce qui se disait justement derrière les posters futiles d'idoles évanescentes dans la chambre d'A*** touchait en effet à l'éternité et à l'amour continué, à jamais affranchi du chagrin et dans lequel le désir était fantasmé comme indéfectible. Cette fin de l'histoire, comme suspension ou arrêt des soubresauts du temps, avait bien sûr sa face inquiétante mais elle exprimait aussi un messianisme de l'amour qui exaltait ma métaphysique adolescente, à rebours de la Restauration des années 1990.
Dans son intelligence abrupte et révoltée, A*** aspirait à jouer du clavecin des prés et à tenir le monde d'au-delà le déluge à travers une simple ligne mélodique, reflet d'une harmonie des hommes, écho chantant d'un monde où, comme le disait un vieux militant communiste revenant sur son engagement, « il n'y aurait plus de chagrin d'amour ».
Les mélodies faciles, les jeans moulants ou les blousons kitsch des représentants de la pop accessible étaient l'écume des visions d'A*** et si tout cela était parfois trompeur ou trivial, ce qu'A*** voyait confusément, je finis par le partager - et l'aimer.
Le bonheur aussi grand que la mer d'Aragon pouvait bien se dissimuler sous la musique sucrée des années 1980 ; ce n'était qu'une question de culture et d'héritage social.
De ce fait, éduqué précisément par mes parents dans la culture, l'art indiscutable et la musique savante, j'avais quelque temps considéré l'univers d'A*** avec condescendance. Surréaliste sans le savoir, elle ne séparait pourtant pas la poésie de la vie elle-même parce que celle-ci était chaque jour une épreuve et non une velléité. Ainsi n'avait-elle pas peur du soleil ou d'une étreinte à la Prévert derrière le porche d'un vieil immeuble parisien un jour de pluie fine. Elle ne craignait pas de dire toujours et de penser très vite que je l'épouserais un jour.
Tout cela me faisait sourire bien souvent par inquiétude - tant de fougue, tant d'exclusivité, tant de dépendance physique entre nous - mais aussi parce que je tenais à rester blasé, maître de moi-même et « libre » dans un illusoire dégagement rêvé.
C'est A*** qui avait raison mais je ne l'apprendrais douloureusement qu'après la rupture.
L'idée même de l'amour nous séparait toutefois A*** et moi. J'ai toujours confusément pensé que celui-ci était à réinventer comme y avaient appelé Rimbaud puis les Surréalistes. L'aspect inabouti de mon histoire avec A*** ne m'a jamais permis de penser notre amour séparément de la seule question du désir. Les traces encore brûlantes de notre passion incandescente s'expliquent par une séparation déchirante, un cœur arraché encore palpitant de ma propre poitrine alors que mon désir physique pour A*** semblait inaltérable. Le temps a passé désormais mais cette blessure, mise à distance par les années et la patine du temps, ne sera jamais véritablement pansée.
Le souvenir de nos étreintes m'est impérissable mais y penser reste à jamais douloureux. C'est le monde qui m'étreignait et me chuchotait, ce 30 octobre 1990, que j'étais sauvé et élu, presque 17 ans après les années sous les lumières crues de l'hôpital. A*** sans doute l'ignore mais elle m'a donné au monde, oint d'un narcissisme jusqu'alors introuvable.
Je pensais comme aujourd'hui que seule la mise en péril de l'amour pouvait renforcer l'intensité de celui-ci, obsédé que je suis encore aujourd'hui par l'idée de la perte mais A*** ne l'entendait pas ainsi. Plus exactement, agir comme je le faisais l'exaspérait au plus haut point et, sans doute, la faisait souffrir alors qu'il s'agissait pour moi de maintenir un désir et d'éternelles retrouvailles. J'aimais la perdre, la retrouver et vivre avec elle en amant.
Peut-être après tout que la fille du quartier du P... voulait une vie bourgeoise, au fond, après le déluge d'une adolescence problématique. J'étais à la fois agacé par cette volonté de normalité et de cliché du couple mais cette croyance naïve dans le bonheur d'A*** m'émouvait jusqu'au déchirement (ce qu'elle ignorait). Nous vécûmes donc une partie de notre histoire dans une incertitude qui, je ne le saurais que trop tard, lui était insupportable. Nous ne pouvions nous entendre sur son idée du couple, incompatible avec une passion que je voulais coûte que coûte maintenir. Nos derniers mois furent pour elle une épreuve et c'est dans un quiproquo funeste qu'elle m'apprit abruptement qu'elle était avec quelqu'un d'autre, un affreux rocker des villes de province françaises au catogan graisseux. Elle afficha dès lors à mon endroit une détestation violente qui me déchirait mais accepta quelques années plus tard de marcher avec moi un après-midi d'été peu après avoir volontairement renoncé à mettre au monde un enfant de son rocker. Ce jour-là, notre complicité était inentamée (comme ce fut le cas à chaque fois que nous nous sommes vus) mais à mon désir de renouer, elle opposa un refus mal assuré et pourtant catégorique. J'ai su plus tard que « c'était moins une ». C'est néanmoins de ce jour-là que date pour moi la fin de cette histoire d'amour. Elle ne saurait jamais que j'étais prêt, après le départ de son Tholomyès, à élever avec elle l'enfant qu'elle avait attendu et auquel elle avait renoncé. Notre histoire était finie.