Le 3 décembre 2011, Alain Finkielkraut s'est une fois de plus laissé aller à ses passions politiques tristes et guéantesques (ici). L'obsession de notre publiciste, on le sait, est comme pour Marine Le Pen, la question de l'Islam. Cette religion nous menacerait et risquerait de mettre fin à la France. De ce point de vue, l'obsession de M. Finkielkraut, si elle est partagée, semble indiquer que Charles Maurras, pourtant frappé d'indignité nationale à la Libération, n'est plus très loin du Panthéon. Pour se livrer une fois de plus à ses phobies réactionnaires et islamophobes, le professeur de Polytechnique a invité Michèle Tribalat et Gilles Kepel. Mme Tribalat incarne l'extrême droite respectable et policée et M. Kepel, la gauche au sens où Lacan disait que la droite est méchante et la gauche, bête.
Le discours de M. Finkielkraut et de Mme Tribalat est archiconnu. Dire que l'on peut remplacer musulmans ou arabes par juifs dans ce discours est une ficelle sans doute grosse mais non inutile puisque la haine islamophobe d'une partie de nos prétendues élites (Rancière dit bien d'ailleurs que la haine antimusulmane vient de la gauche) réactive en grande partie les clichés détestables véhiculés de tous temps contre les gens venus de partout. Tribalat et Finkielkraut n'y vont pas avec le dos de la cuillère : les musulmans - en particulier arabes, pour M. Tribalat - sont sales et barbares, même si l'essentialisme inouï de Mme Tribalat précise que les Turcs relèvent le niveau. M. Finkielkraut approuve, bien sûr. Y compris les immondices sur les deux enfants morts de Clichy-sous-Bois ici tués une deuxième fois.
La position d'Alain Finkielkraut est terrible et en cela, facteur d'antisémitisme. Notre essayiste, posé en victime absolue (après tout, il est descendant de survivants au plus grand crime du XXème siècle), peut donc dire tout ce qu'il veut sur les musulmans et les Arabes de France. Ceux-ci, même persécutés, n'atteindront jamais - pense-t-il - le quart du malheur des juifs d'Europe de l'Est et donc, on peut y aller, on peut se lâcher ! Dont acte, dans cette émission. Sur ce point précis, deux choses : d'abord, on constate que M. Finkielkraut est par avance dans la concurrence victimaire en dépit de ses dénégations sur ce point ("on ne leur fera jamais ce qu'on m'a fait, à moi et aux miens") et, ensuite, force est de voir qu'il est homogène à Marine Le Pen dont l'un des enjeux de la campagne présidentielle est de mettre dans sa poche la "communauté juive" (i.e. non "les juifs" mais celles et ceux qui sont organisés par le CRIF et ses positions politiques archiréactionnaires homogènes au gouvernement israélien Nétanyahou).
Dans cette émission, Michèle Tribalat représente donc l'extrême droite mezzo voce (à laquelle appartiennent entre autres Eric Zemmour, Caroline Fourest, Claude Guéant, Pierre-André Taguieff, Robert Redeker, Robert Ménard et... Alain Finkielkraut) tandis que Gilles Kepel représente, lui, la gauche. D'où qu'il propose à la jeunesse des cités populaires d'intégrer l'oligarchie capitalo-parlementaire via science-po, c'est à dire d'être des Antoine Bloyé du XXIème siècle et, pour rester fidèle au roman de Paul Nizan, des traîtres de classe. Il aurait pu en effet évoquer des filières plus "intellectuelles" comme l'ENS mais, las !, à l'instar de Monique Canto-Sperber qui dirige l'Ecole de la rue d'Ulm, il doit penser que ce genre d'usine à intellectuels n'est plus de mise et l'alliance entre le peuple et les intellectuels une vue de l'esprit pour gauchistes post-sartriens. Gilles Kepel, au visage plus humain que ses deux interlocuteurs haineux (écoutez la façon dont M. Tribalat s'adresse à lui vers la fin de l'émission), aime davantage les gens d'ici de religion musulmane mais il les aime intégrés. L'intégration est tellement le marqueur idéologique de la gauche que la Sarkozye, par la voix notamment du policier Guéant, se croit désormais obligée de parler d'assimilation puisque dans le jeu parlementaire, l'important est de se dissocier de son/ses concurrent(s). Le postcolonialisme de tels discours est patent.
La position de la-droite-qui-se-dit-de-droite (proclamation du reste commune à Sarkozy et à Le Pen Junior) est abjecte. Elle est dans le droit fil, au mieux, de Jules Ferry et, au pire, de Maurras et consorts. Elle a pour fond l'idée d'une identité de la France alors que cette notion-là est en elle-même discutable et que la seule position émancipatrice sur ce point est qu'il n'y a pas d'identité de la France parce que ce pays est une page vierge sans cesse renouvelée par des couleurs, des pratiques et des cultures voire des langues différentes. En ce sens, l'intégration est le pendant de gauche de la folie autour de ce que De Gaulle - à d'autres moments mieux inspiré - appelait "la France éternelle" et que Sarkozy a relancé pour faire son beurre électoral avant et pendant son mandat présidentiel. La France est ce qu'elle est. Elle pourrait dire comme le Dieu de L'Exode : "Je suis celui qui suis" du point de vue des gens qui la composent sans que nous n'ayons rien à redire en termes de provenances d'à travers le monde. Qu'elle ait été chrétienne, catholique, fille aînée de l'Eglise n'empêche en rien qu'un jour elle devienne musulmane ou athée : elle restera la France, mais vivante et non figée, respirant grâce aux gens de partout qui la composent et dans le concert du monde mondialisé.
C'est ce vide d'une identité supposée de la France qui insupporte Michèle Tribalat et Alain Finkielkraut notamment. Oubliant ce que Lévi-Strauss disait de la barbarie (seuls les barbares croient en la barbarie), ces gens-là se répandent sur les ondes pour désigner à la vindicte une partie du peuple d'ici au prétexte qu'il vient d'ailleurs et qu'il serait en délicatesse avec le way of life occidental. Leur France dans le formol, figée et pétrifiée est la même que celle, en réalité fausse et fantasmée, que Guéant, Sarkozy et Marine Le Pen décrivent à longueur de flots haineux. Le problème, c'est que parmi les partis dits de gouvernement, il n'y a personne pour clamer haut et fort son amour du pays réel, c'est-à-dire du pays composé de tous ceux qui y vivent. Il y a un consensus réactionnaire, certes avec divers degrés. Hollande expulsera moins ; Sarkozy et Le Pen se demandant eux s'ils sont plus français que Charles Martel...
La France, pourtant, dans sa figure contemporaine est un pays somme toute agréable et ses habitants constituent, tous et chaque jour, un pays renouvelé qui n'est heureusement pas la France de la terre et des morts mais un pays à jamais singulier par son peuple international. Qu'il y ait des cités populaires où l'islam est la religion majoritaire ne fait pas desdites cités des territoires occupés ou perdus de la République, n'en déplaise à Régis Debray et à tout le courant national-républicain. Le village planétaire, mondialisation oblige, a remplacé les provinces d'antan - c'est juste une question d'échelle - mais les habitants de ces villes-là n'ont pas cessé d'être les ouvriers et le prolétariat du pays. L'islamophobie, ne l'oublions pas, est aussi un nouvel habit de la haine de classe - au temps de la mondialisation capitaliste. Refuser que la Seine-Saint-Denis soit aussi la France réelle - voir la pénurie scandaleuse de médecins qui s'y annonce, ici - équivaut à une Saint-Barthélémy de la pensée qui pourrait hélas se traduire en actes désastreux si le consensus parlementaire ne se déchirait pas, à tout le moins, autour de cette question.