
Entretien avec Chico Teixeira à propos de son film Ausência, en compétition fiction au festival Cinélatino, Rencontres de Toulouse 2015.
Dès les premières séquences du film vous placez le spectateur dans le réel. Comment le réel a-t-il nourri votre scénario ?
Chico Teixeira : Quand j’écris un scénario, j’adore faire des recherches. C’est quelque chose que je fais avec passion. Ce qui transforme ma recherche en réalité c’est la rue et ce que j’y vois. La rue m’inspire, c’est elle qui m’apporte l’essence même de l’humain. En fait, ce que j’aime vraiment, c’est l’être humain et les interactions. Quant à l’interprétation des acteurs eux-mêmes, je recherche l’interprétation zéro où l’acteur est le plus lui-même et qu’on ne ressente pas cette interprétation qui pourrait mettre une distance. En ce qui concerne le scénario, j’en ai fait vingt-et-une versions différentes. J’ai travaillé avec deux scénaristes différents. J’ai consulté beaucoup de mes amis, qui sont également réalisateurs. J’aime bien travailler seul, et à un moment j’appelle d’autres personnes pour venir travailler avec moi. Je n’écris jamais plus de quatre ou cinq heures par jour tellement c’est intense. Lorsque je travaille avec des scénaristes, le procédé est très ouvert : on parle, j’écoute, j’accède à tout ce qu’on me dit. C’est vraiment un processus très démocratique. Je n’ai jamais eu peur de l’intelligence de l’autre.
Lorsque vous faites vos recherches dans la rue, est-ce que vous filmez des morceaux, est-ce que vous prenez des notes ? Ou vous contentez-vous de mémoriser des images qui alimentent votre imaginaire ?
C. T. : Il y a deux choses : tout d’abord je prends des notes sur un petit carnet et j’observe beaucoup. Tout est gravé dans ma tête. Sentir pour moi est vraiment essentiel, j’aime sentir les personnes elles-mêmes. Dans la rue, je plonge dans mon intuition, je plonge dans mon subconscient. Parce qu’il y a beaucoup de choses que l’on observe ainsi dans la rue et elles appellent mon inconscient. Alors je me demande pourquoi cela m’interpelle : pourquoi est-ce que mon regard s’est posé là ? Parfois c’est quelque chose que même moi j’ignore. Il y a quelque chose qui m’interpelle et ainsi je cherche. Ainsi je suis le chemin où me mène ce que j’ai pu voir ; ça m’aide énormément en termes de scénario. Quand je ne sais pas quoi écrire, tout ce que je vois m’interpelle. Je peux avoir un type de recherche très focalisé. Par exemple, je suis allé dans 47 marchés pour présenter le marché que l’on voit dans le film. Je m’y suis fait des amis : nous avons déjeuné ensemble, je tenais même les stands. C’était une imprégnation totale. Dans le film, il y a ce personnage muet. Là aussi j’ai fait une recherche. Je suis allé dans des écoles pour sourds-muets, je suis resté dans les classes, j’ai déjeuné avec eux, j’ai fait une recherche. Dans le cadre de recherches très focalisées, je suis aussi allé dans des quartiers périphériques, dans lesquels se déroule toute mon histoire, c’est-à-dire des quartiers habités par des personnes de la classe moyenne inférieure.

Quel est le processus créatif pendant le tournage ? Comment avez-vous dirigé les acteurs ?
CT : Concernant le jeu des acteurs, je ne laisse pas mes acteurs lire le scénario avant, parce que s’ils connaissent l’histoire, ils vont l’étudier chez eux, et alors on pourrait se priver d’une certaine spontanéité qui pourrait se produire pendant le tournage. Quand mes acteurs sont réunis sur la scène de tournage, j’explique la situation et là, oui, je prends des scènes, que je filme. Je leur lis les séquences de manière très lente, avec les dialogues aussi, et j’explique longuement : pourquoi cette séquence, qu’est-ce que j’attends d’eux là, pourquoi ils sont là, quels sont les sentiments qu’ils ressentent là dans cette situation, qu’est-ce qui s’est passé avant, et qu’est-ce qui va se passer après. Mais je ne marque pas les lieux : si l’acteur veut aller s’asseoir sur telle chaise, il y va. J’organise ma scène en fonction de son choix de s’asseoir là parce qu’il y est confortable.
En outre, en termes de dialogues, je n’ai pas besoin que mes acteurs disent le dialogue que j’ai écrit. En revanche, je dois être très très attentif pour qu’on ne s’éloigne pas du scénario. Si j’« ingère », c’est vraiment le mot, l’acteur, parce que si je lui dis : tu fais ça, tu dis ça, tu te mets là, tu fais ce visage là, le film n’existe pas. Mais c’est à moi d’être très attentif s’il y a quelque chose qui va trop s’éloigner du scénario. Les acteurs sont donc en liberté surveillée. [rires]
Si le sujet du film peut être sombre, mais ce n’est jamais misérabiliste. Même les scènes d’intérieur sont toujours lumineuses. Quels sont vos choix de mise en scène concernant la lumière ?
CT : C’est vrai qu’à travers la lumière il y a quelque chose qui permet de ne pas rendre l’histoire trop sombre émotionnellement. La lumière, la musique aussi, le bruitage autour peuvent fragiliser le travail des acteurs. Il faut l’utiliser avec beaucoup de précautions. D’un point de vue moins conceptuel, ce que j’aime bien en termes de lumière c’est respecter la géographie du lieu : s’il y a les lumières de rue qui illuminent la chambre, la nuit par exemple, et que la lumière éclaire la pièce, cela ne me dérange pas. L’interférence géographique ne me dérange pas dans mon travail.
Pour construire le personnage de Serghino, avez-vous connu plusieurs petits Serghino ? Peut-on y relever des éléments autobiographiques ?
CT : Deux choses. J’ai connu beaucoup de Serghino au Brésil. Il y a les Serghinos qui aident leur famille et les Serghinos qui se droguent, qui volent, qui se prostituent aussi. Quand je crée un personnage je ne sais pas dire tout de suite le niveau de profondeur, mais c’est évident qu’il doit y avoir beaucoup de choses de moi-même. Ce ne sont pas des éléments autobiographiques mais pour moi, à partir du moment où je m’intéresse à quelque chose et où j’écris, je mets mon âme dedans. Alors c’est sûr j’y suis, je ne sais pas vraiment comment mais j’y suis.
C’est plus l’âme que les faits réels ?
CT : Exactement. C’est vraiment le ressenti. Je pense qu’écrire un scénario, construire les personnages, c’est plonger dans quelque chose de vraiment magnifique, de superbe. On apprend des choses de soi qu’on ne soupçonnait pas. C’est très beau, très émouvant. Parfois quand j’écris, ça me fait pleurer mais c’est bon. Ce sont des larmes qui sont bonnes comme de l’eau, c’est presque pur. Ce n’est pas de la tristesse. Après, quand je me demande pourquoi je pleure, je sais que c’est parce qu’il y a quelque chose qui me prend et c’est génial. Parce que si ça prend comme ça, c’est qu’on est sur la bonne voie. Je travaille de manière très émotive en moi-même.

Est-ce que la création de ce personnage a duré très longtemps?
CT : Le scénario m’a pris un an et demi. Mes personnages parfois me viennent très vite et parfois cela met plus longtemps. Quand il y en a un qui vient, je l’attrape tout suite pour pas qu’il ne s’échappe.
Le film est une construction par petites touches de scènes mises côte à côte. Y a-t-il une intention dans cette construction et si oui laquelle ?
CT : Tout n’est pas conceptuel dans la construction. Au montage, j’ai essayé de très nombreuses options. Et c’est vrai qu’on peut changer complètement un film par différentes constructions, mais je n’aime pas trop travailler le conceptuel. Je préfère travailler dans le rythme de l’histoire elle-même. Au montage aussi, j’ai pris du temps, six mois, ce qui est considérable. Les scènes du début n’étaient pas terribles. Ensuite, j’ai mis la fin au début. On essaie, on regarde à nouveau et au montage c’est comme si l’on avait un nouveau scénario. C’est impressionnant et c’est très beau parce que l’on voit vraiment les personnages. Quand j’écris le scénario ils sont dans ma tête seulement et au montage je commence à voir.
Souvent, on écrit un scénario avec un ordre précis et quand on filme cela ne marche pas ; je ne sais pas pourquoi mais il faut alors tout reprendre.
Dans votre film, l’absence du père conduit à l’absence d’adolescence. Pour vous l’adolescence est-elle nécessaire pour construire son identité ? Pourriez-vous définir votre idée de l’adolescence ?
CT : je pense qu’on ne doit pas éliminer des étapes dans la vie, qu’il faut passer par l’adolescence. Pour moi, l’adolescence a été très dure ; je ne me sentais pas sûr de moi-même. Adolescent, on se sent comme dans un vide entre être enfant et être adulte, sans expérience aucune de la vie. On a envie de faire plein de choses et on ne les fait pas parce qu’on ne réussit pas. On est très vulnérable aux opinions des autres, de nos pairs. En termes aussi de sexualité, on commence à voir les autres, les homosexuels et c’est confus. Je pense que c’est un moment difficile et il faut le passer.
Quand on est adolescent, on n’est pas fort émotionnellement, on n’est pas complet quant aux émotions. C’est là que c’est difficile et je pense qu’on voit cette difficulté avec Serghino et cette complexité avec le professeur. Serghino ne sait pas trop s’il veut que le professeur ait le rôle d’un père à son égard ou plutôt d’amant.
Je pense que quand on a de grandes pertes dans sa vie, nos affections migrent vers d’autres personnes parce qu’il faut combler un vide énorme. En cela, mon film montre la migration des sentiments de Serghino. Il ne trouve pas d’écho avec le professeur et ça le rend triste. Mais il se dit : « bon, j’y vais, je commence ma vie ! » Il a toute sa vie à faire par lui-même. Je ne sais pas où il va ni s’il va réussir à réaliser son rêve et à aller vers le cirque ou s’il va s’arrêter là au bord de la route dans une station-service. Mais il fait son chemin.
Traduction du portugais de Marjorie Yerushalmi
Entretien réalisé par Marie-Françoise Govin et Cédric Lépine