Submergés de bruits, nous ne savons parfois où donner de la tête, et perdons le fil des priorités. Puis-je méditer en marge des événements et évolutions contemporaines en me fixant pour horizon de nous rappeler ce qui est vraiment important, et qui reste cependant à notre portée ? Car il est important qu'il y ait des choses importantes et d'autres moins, mais il est vital de distinguer ce que nous pouvons faire, sentir, dire, penser, sans nous laisser submerger par l'impuissance. Je traiterai ici de trois capacités importantes, qu'il nous faut accorder tout de suite à tout le monde, partout, toujours, et comme de naissance.
La première est justement la capacité à penser, à parler, à croire que l'on peut penser et parler: c'est le cœur de la confiance en nous-mêmes. Comment avoir confiance dans la pensée et la parole d'autrui si nous n'avons pas confiance en notre propre parole, si nous n'avons pas le courage de notre propre pensée? Cette capacité est pour moi le noyau de la vitalité des langues, des cultures ou des religions humaines –on peut leur donner les noms que l'on veut, c'est à peu près la même chose. Elle suppose la liberté d'opinion, et la capacité publique d'exprimer sa manière de penser, de partager ce que l'on sait, ce que l'on croit, ce que l'on estime. Toute violence, toute contrainte en matière de langue ou de religion, toute interdiction d'opinion, mais aussi tout mépris, toute humiliation à l'égard d'une langue, d'une parole, d'une pensée, d'une conviction, d'une tradition, sont à proscrire. J'insiste sur l'humiliation, qui est sans doute en la matière ce qu'il y a de plus désastreux à terme. Cela, nous pouvons le mettre tout de suite en pratique les uns pour les autres. Ecoutons-nous les uns les autres avec respect, avec confiance.
La seconde capacité importante, et qui me semble à notre portée à tous, là, tout de suite, est la capacité à habiter, à rester, à s'installer durablement dans un coin d'espace pour y cohabiter avec d'autres. La capacité à se pousser pour faire un peu de place à d'autres dans notre proche entourage. Cette capacité également s'éprouve à plusieurs, et elle est pour moi le noyau de toute économie humaine. En effet, plutôt que d'être un matériau à exploiter, le monde nous est d'abord donné à habiter, dans les limites d'une cohabitation durable, qui devra se réinventer de proche en proche. Plus: il faut avoir une place au monde, quelque chose comme un habitat dont nous soyons indélogeables, pour pouvoir sortir de soi et entrer dans les échanges humains. Cette capacité à avoir des attachements est d'autant plus importante que nous sommes de plus en plus dans un monde de populations déplacées, dépaysées jusque chez elles, de rescapés. La redistribution radicale et équitable de l'espace habitable, cette incitation à «cohabiter», permettrait à chacun de refaire la différence entre le dedans et le dehors, et d'échapper à l'humiliation de devoir sans cesse se montrer, se justifier d'exister, ou au contraire d'être refoulé dans l'invisibilité, comme exclu de l'humaine urbanité.
La troisième de ces capacités primordiales, qui me semble la condition d'une recomposition de nos liens et de nos sociétés, est la capacité à partir, à quitter son «pays» si l'on y est opprimé, ou même simplement si l'on s'y ennuie. La capacité à vraiment s'exiler, à faire sécession, à quitter. C'est pour moi le noyau de l'invention démocratique. Et il ne s'agit pas de libertés abstraites, de droits, là encore, mais de capacités réelles. Une société libre est une société d'où l'on peut se retirer librement, et je ne parle ici pas seulement des Etats mais de toutes les associations, communautés et jusqu'aux couples: il faut pouvoir se délier pour pouvoir se lier. Le problème est qu'aujourd'hui les combinaisons possibles sont multipliées, mais que dans le même temps il n'y a plus d'ailleurs où l'on puisse partir. Contre les conformismes peut-être autant que contre les oppressions, il nous faut donc penser la capacité à partir mais sur place, à faire sécession et dissidence mais pour recommencer là où l'on est. La capacité à défaire et refaire lien avec ceux qui sont déjà là. Cela aussi nous pouvons le mettre tout de suite en pratique.
L'ordre des priorités entre ces trois capacités me semble être celui que j'ai présenté, et qui part du noyau le plus profond de nos cultures et de nos conditions humaines, pour s'étendre aux fondamentaux de l'ordre économique, puis de l'ordre politique, sans doute le plus proche des évènements les plus épidermiques. Mais cet ordre peut être modifié, inversé, c'est même tout l'objet de la conversation humaine que de retourner sans cesse les importances, et de rappeler l'importance de petites choses qu'on avait jusque là négligées.