Une période décisive, étudiée par Audrey Baudeau, docteur en sciences de l'éducation option histoire.
Le portail laïque de la Ligue de l'enseignement propose un dossier sur l'Alsace et la Moselle
Le texte d'Audrey Baudeau:
La question laïque en Alsace et en Moselle entre 1919 et 1939 :
Histoire d’une entaille à la vocation universelle de l’idée laïque.
La laïcité, un principe universel au-dessus des conceptions politiques, philosophiques ou religieuses, qui en ne s’occupant d’aucune les permet toutes ? La laïcité, un cadre sociétal ; une méthode pour vivre ensemble ? Pourtant, l’application de la laïcité n’a pas toujours témoigné d’universalité. En effet, l’idée laïque ne présente-t-elle pas certaines limites, entre autres territoriales, la coupant de sa vocation universelle ?
Que penser de ces limites ? Sont-elles le signe de la possible adaptation du principe de laïcité, sont-elles le signe de l’ouverture, de la tolérance ou bien sont-elles le signe d’applications contrastées de la laïcité pouvant aller jusqu’à celles injustes ?
Certaines limites à l’application de la laïcité s’enracinent tout à fait entre 1919 et 1939. La question de l’Alsace et de la Moselle pendant la période de l’entre-deux-guerres est un exemple marquant.
1919 : quelle application de la laïcité pour les départements recouvrés ?
Après la Première guerre mondiale, les trois départements de l’Alsace et de la Moselle revinrent dans le giron français. Ces départements ne connaissaient ni les lois qui avaient laïcisé l’école (1881-1882-1886) ni celle qui avait laïcisé l’Etat (1905). Se posa alors pour les hommes politiques en 1919 la question de l’introduction ou non de la législation laïque dans ces départements recouvrés. Fallait-il imposer le régime de la séparation et les lois laïques ? Le choix fut fait de ne pas introduire la législation laïque. L’école ainsi restait confessionnelle.

Et la liberté de conscience ?
A partir de 1920, les élèves pouvaient être dispensés d’enseignement religieux sur déclaration écrite des parents au recteur ou au sous-préfet, suivant l’ordre d’enseignement. Mais, dans la réalité, cette mesure était compliquée. Alors, une circulaire du 31 décembre 1921, signée par Léon Bérard, adressée aux préfets des trois départements recouvrés, insista pour que soit accordée cette dispense de l’enseignement religieux pour les parents qui le demandaient. Une bien maigre avancée pour les tenants de la cause laïque.
La tentative laïque d’Edouard Herriot en 1924.
La politique du gouvernement du Cartel des gauches reposait sur trois points : la suppression de l’ambassade du Vatican, la stricte application des lois de 1901 et de 1904 sur les congrégations et l’introduction de la législation laïque en Alsace et en Moselle. Ces trois revendications émises par Edouard Herriot, président du Conseil, en juin 1924 engendrèrent une mobilisation conséquente du camp catholique et les manifestations les plus importantes de l’entre-deux-guerres pour une question laïque.
En réalité, le seul point appliqué des trois annoncés est la suppression de l’ambassade française au Vatican en février 1925.
En ce qui concerne l’introduction de la législation laïque en Alsace et en Moselle, Edouard Herriot se référait au sens qu’il donnait à la laïcité : non pas seulement comme la stricte séparation des Eglises et de l’Etat, mais également comme un idéal. La laïcité a une vocation émancipatrice, elle est un vecteur de justice sociale et un symbole d’unité. La paix intérieure passait, selon lui, par l’application du principe de laïcité. Il ne s’agissait pas d’agresser "les Eglises" ou bien la religion, mais de remédier à la seule entrave visible à l’unité républicaine qui existait sur le territoire français.
Pourtant, Edouard Herriot demanda avis au Conseil d’Etat. Ce dernier considéra que le régime concordataire restait en vigueur dans les trois départements et Edouard Herriot conclut qu’il respecterait l’avis du Conseil d’Etat bien que sa pensée restait la même : il souhaitait asseoir la République en Alsace, et cela passait indéniablement par le Français en langue prioritaire et par la laïcité.
Comment comprendre que la mobilisation du camp catholique se fit essentiellement autour de ce point du programme et que la déclaration des cardinaux et des archevêques condamna essentiellement cette décision alors que c’est le seul point sur lequel Edouard Herriot se rétracta clairement ? Il est évident que cet aspect du programme ne fut, pour certains, qu’un prétexte utilisé pour se mobiliser contre l’ensemble de la politique du Cartel des gauches.

Quels étaient les différents enjeux de cette question ?
Tout d’abord, les mouvements catholiques, l’épiscopat et certains hommes politiques combattaient le centralisme administratif bien plus que la laïcité. Lorsque le Gouvernement supprima le Commissariat général de Strasbourg (décret du 14 novembre 1924) pour le remplacer par un Comité consultatif chargé d’étudier l’introduction des lois françaises dans les trois départements, les députés alsaciens et lorrains acceptèrent le projet mais refusèrent la centralisation des services à Paris. Il y avait, à ce niveau, une querelle politique qui ne concernait pas la question laïque et scolaire.
Par ailleurs, la politique en Alsace était largement inspirée par le clergé et les députés de l’Union Populaire Républicaine qui ne cessaient d’entretenir un mouvement autonomiste. Certains n’y adhéraient que par attachement au régionalisme et aux particularités de l’Alsace et de la Moselle, alors que d’autres militaient pour l’autonomie de l’Alsace. Parmi les opposants à l’introduction de la législation laïque en Alsace et en Moselle, il fallait distinguer effectivement les catholiques, qui considéraient les privilèges de leur confession comme un droit acquis, des germanophiles qui se cramponnaient à une législation prussienne, et considéraient tout particularisme comme un mur de protection contre l’influence française. Les acteurs régionalistes et les acteurs autonomistes ne devaient pas être confondus ; mais, lors de ce conflit, tous ont pris une part active contre l’introduction de la législation française et laïque. Pour les tenants du "régionalisme" et de la décentralisation politique, le régime administratif de l’Alsace avait une valeur symbolique ; c’est pourquoi, ils s’opposaient au projet centralisateur, "jacobin" du Gouvernement. Aussi prirent-ils une part efficace au mouvement de résistance, à côté des catholiques non ralliés et des partisans du séparatisme alsacien.
D’autres points de vue existent. Pour certains, cette querelle était avant tout une question d’argent. En effet, Edouard Herriot parlant de l’introduction de la législation républicaine dans les départements recouvrés, aurait soulevé une profonde émotion parmi les prêtres qui voyaient fortement menacé leur traitement payé par l’Etat.
Pour d’autres encore, le malaise pouvait s’expliquer par la volonté de la population de conserver ses « droits acquis », notamment les avantages des instituteurs alsaciens et mosellans.
Le programme laïque se conclut donc par un échec ; notons quand même qu’ Edouard Herriot réussit à mettre en place l’école interconfessionnelle en autorisant, par décret, les préfets à en créer.
1933 : Pouvait-on espérer au moins une liberté de conscience en Alsace et en Moselle ?
La fameuse dispense de l’instruction religieuse se demandait par écrit au recteur ou au sous-préfet et demeurait une démarche compliquée. La circulaire Guy La Chambre du 17 juin 1933 permit que cette dispense soit réalisée sur simple déclaration du chef de famille au chef d’établissement. Ce fut une avancée pour les élèves et les familles, mais qu’en était-il pour les enseignants ? Les maîtres de l’enseignement athées ou libres-penseurs auraient dû également être dispensés de donner l’enseignement religieux, donc être dispensés de son enseignement à l’Ecole normale et l’examen aurait dû permettre de choisir entre l’enseignement religieux et une autre matière telle que l’instruction civique. Mais ces revendications portées par le SNI, la CGT et la Ligue de l’Enseignement, entre autres, n’aboutirent pas pendant l’entre-deux-guerres.
Le fait d’avoir remis à plus tard tout changement l’a finalement rendu impossible. En 1919, au moment du retour des trois départements dans le giron français, l’introduction de la législation française dans son entier aurait posé moins de problème.
Que retenir de cette « leçon d’histoire » sinon que la laïcité a toujours été tiraillée et entaillée et qu’il faut se battre continuellement pour sa stricte application afin de ne pas voir s’installer de régimes particuliers ? Derrière ces entailles qui sont souvent considérées comme de simples tolérances se cache en réalité une instrumentalisation politique de la religion par les plus avertis. Vouloir une unité dans l’application de la laïcité ce n’est pas être rigide, c’est vouloir l’égalité de traitement pour des gens considérés réellement égaux.
