Billet de blog 9 avril 2008

Vincent Truffy (avatar)

Vincent Truffy

Journaliste à Mediapart

Joël de Rosnay en 2005: «Il faut que le journal sorte de sa citadelle de papier»

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Il y a trois ans de cela, en 2005, il m'a été donné de discuter avec Joël de Rosnay (qui travaillait alors avec Carlo Revelli sur le projet Agoravox) de la voie que devrait emprunter la presse écrite pour survivre à Internet.
En relisant mes notes, il me semble qu'il y a encore des choses à y piocher:

«Il faut que le journal sorte de sa citadelle de papier, qu'il cesse de ne se servir des nouvelles technologies (web, weblogs, wiki, fils RSS, SMS, PDA, ...) qu'à la périphérie comme un simple façon de diffuser un contenu non repensé, non réinterprété, conçu pour le papier et adapté tant bien que mal aux autres médias.

A une échéance de 10 ans, la presse doit placer le Web (et donc les internautes) au cœur de son offre. Les nouvelles technologies ne sont qu'une façon d'apporter au lecteur des contenus spécifiques et bénéficiant de l'autorité éditoriale du journal, de sa marque de fabrique.

Il faut dès lors que les journaux deviennent des Networked Virtual Organizations exploitant un réseau d'intelligences venu de la communauté construite autour du journal (c'est-à-dire les rédactions et les lecteurs, car les lecteurs constituent aussi le capital intellectuel du journal) se réorganisant et s'adaptant en permanence à son environnement mais détenteur de cet ADN évolutif, s'adaptant, de génération en génération, à son nouveau milieu sans se comparer perpétuellement à un étalon originel.

Ce qui implique:
— une diffusion continue («il n'y a plus de bouclage, l'actualité est une expérience permanente»),

multimédia (textes, sons, photos, vidéos, schémas animés selon le mode de traitement le plus adapté au sujet, sans a priori),

multisupport (alertes par messagerie instantanée, par SMS, par MMS, par RSS, par podcasting; diffusion par le web, les PDA, par epaper; approfondissement simultané, par exemple pour donner accès à un document in extenso);

— une partie du contenu provenant directement des lecteurs (témoignages écrits, photos, vidéos, sonores transmis par téléphone mobile ou sélectionnés sur les blogs).
Il faut passer des News that's fit to print (slogan du New York Times) aux News that readers want to know: dans les journaux traditionnels la hiérarchie de l'information (ce qui est important) est fixée par l'intuition de professionnels, qui charrient avec eux leurs présupposés culturels, générationnels et même sexuels. Ce qui ne correspond bien sûr pas au profil moyen du lecteur (ou qui y correspond peut-être mais ne permet pas de sortir d'une catégorie en déclin et d'élargir à d'autres intérêts). Le Web permet, lui, une mesure plus précise de cet intérêt (statistiques de fréquentation de chaque article, éventuelle notation de son intérêt...).
De plus, les nouveaux moyens de communication font sortir le contenu journalistique de son caractère de monologue, auquel le courrier des lecteurs et les pages d'opinions ne sont qu'une piètre réponse. Il faut faire en sorte que les articles publiés ne soient que le début d'une conversation avec le lecteur qui "prend" ou qui s'éteint lorsque l'on en a épuisé l'intérêt.
Enfin, la personnalisation proposée par de nombreux sites webs et la profusion des blogs permet de passer de la proximité — souci traditionnel des journaux — à la micro-communauté: un contenu très pointu et très ciblé, défini non par une proximité géographique — illusoire dans un monde globalisé — mais par une proximité sociologique. L'autre avantage de ce caractère micro-local est qu'il permet de faire émerger des voix qui ne sont pas les interlocuteurs habituels des médias et dont la légitimité tient plus à l'originalité/l'intelligence du propos qu'à une validation plus habituelle (le fameux «d'où parlez-vous?»: d'une position académique? d'une expérience?).

— un traitement de l'actualité qui s'intéresse plus aux grandes questions qu'aux conflits de personnes. Les personnes ne s'y intéressent que parce que l'on ne leur propose rien d'autre (Cf. Mac Luhan «Good news is no news»). On peut renverser l'état d'esprit: lors d'un incendie, interroger ceux qui s'en sont sortis pour savoir comment ils ont fait plutôt que ceux qui sont morts (!) pour savoir pourquoi.
Cela veut dire s'intéresser à l'engagement humanitaire, associatif et citoyen plutôt qu'aux appareils de pouvoir, à la diversité des modes de vie et de consommation (la culture du gratuit et la demande en général) plutôt qu'aux stratégies de l'offre, à la façon de mettre en pratique les préoccupations écologiques plutôt qu'aux lamentations sur les dangers environnementaux.»

Beaucoup de conseil de bon sens, deux ou trois choses que Mediapart est en train de réaliser et encore du chemin à parcourir...