Jeff Mignon, un consultant spécialisé dans la presse, explique dans un billet la crise de la presse quotidienne généraliste de qualité en général et du Monde en particulier de la façon suivante:
« 1- L'augmentation, dans des quantités certes différentes, de l'information dite de "commodité". Cette information, provenant généralement des agences de presse, que l'on retrouve partout et gratuitement.
2- La diminution de l'investigation. Et plus généralement, la baisse, en tout cas selon moi, mais je suis prêt à écouter les avis et les arguments opposés, du contenu "chien de garde" comme le disent les Ricains.
3- Le manque de mise en perspective de l'information.
4- Et un point extrêmement crucial, le peu de contenu de prospective proposé. Faites l'exercice vous-mêmes et amusez-vous à compter combien d'articles vous expliquent le ou les étapes suivantes. Peu. Trop peu. C'est, d'après nous, 70% d'un quotidien qui devrait être consacré à du contenu de prospective.»
Reprenons un à un ces jugements:
Point 1: l'augmentation de l'information de commodité. Disons de flux. Visiblement, Jeff Mignon lit Le Monde.fr et pas Le Monde. Le site Web, dont la vocation est de fournir «toute l'actualité au moment de la connexion», et donc se nourrit très largement du contenu des fils d'agences (comme tout le monde), sauf au milieu de l'après-midi où arrivent les articles du Monde papier. A en croire la direction du Monde.fr (qui use de cet argument pour justifier la faible redevance versée au quotidien pour l'achat de la matière du quotidien et la location de la marque “Le Monde”), cette information de commodité constituerait 85% des consultations du site.
Le quotidien, lui, a réduit la part dévolue à l'actualité de flux à un tiers du journal, fort incomplète lorsque l'on regarde ce que font Le Figaro ou Le Parisien, préférant, dans cet espace contraint, faire des impasses franches sur les sujets réputés connus pour se concentrer sur les articles qui font avancer les sujets: des enquêtes, des entretiens, ...
Les deux autres tiers sont constitués, pour l'un à la culture et à l'information «mode de vie» (jardinage, gastronomie, télévision...) et pour l'autre à l'approfondissement et la pédagogie (grandes enquêtes, grandes infographies, points de vue, analyses)... (ce qui répond, je crois, au point 3)
Cette conformation présente d'ailleurs un risque certain: celui de ne pas être «dans le film» de l'actualité, de traiter les sujets après-coup, de paraître négliger des sujets pour imposer l'actualité du journaliste, c'est-à-dire celle de son carnet d'adresse.
Point 4: trop peu de prospective. «Pris dans une temporalité étrange et paradoxale pour un quotidien dit de référence, Le Monde donne par ses pré-papiers une information incomplète (truffée de futurs et de conditionnels) à la veille des événements. Puis une information sommaire quand l’événement a lieu», constatait la commission chargée de l'actuelle formule du Monde. Elle était présidée par Eric Fottorino, devenu depuis directeur du journal. On ne peut donc pas préjuger qu'il n'a pas eu les moyens d'en appliquer les conclusions (disclaimer: j'étais membre de cette commission. Je n'en ai pas approuvé toutes les options, à l'époque).
Point 2: la diminution de l'investigation et de la fonction d'alerte. Voilà qui se discute plus: bien souvent (voir ce billet à ce propos), les journaux arborent un peu pompeusement des «Exclusif!» et autres «Révélations!» qui s'avèrent finalement être bien décevants à la lecture et ne cachent en réalité que ce qui devrait être le travail normal du journaliste.
Voici ce qu'en disait la commission: «On assiste aujourd’hui à un brouillage d’identité mis en lumière par les manchettes sans contenu ou racoleuses, tirant ou déformant à l’excès une information, jouant sur la fibre de l’inquiétude (“alerte sur les finances publiques”, “la menace Al-Qaida en Europe”, “bain de sang”, “le spectre de l’abstention”) ou du conflit (“la bataille de”, “polémiques sur”, “la controverse sur”, etc) : Le Monde révèle, Le Monde dénonce, dans un exercice narcissique de mise en scène de soi-même (abus des : “notre enquête sur”, qui renvoie souvent à des ensembles décevants car répétitifs et délayés, abus des: “ce que l’on sait sur” – sans dire ce qu’on sait !; abus des: “Le Monde a lu pour vous”, etc). Ce narcissisme atteint des sommets avec la systématisation des « X a dit au Monde ».
Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas enquêter, mais qu'il faut enquêter tout-le-temps. Pas pour dénoncer, mais pour ne pas se laisser embobiner.
Finalement, je crois que pour sauver Le Monde, il va falloir creuser un peu plus. «Comme disent les Ricains», close, colonel, but no cigar!