(Un témoignage de Jeanne-Marie)
Contrairement à D, je détestais les langues à l'école. En 6ème je trouvais ridicule de répéter « The cat » en se tordant la bouche, et je détestais encore plus apprendre la litanie des rosa, rosa, rosae … qu'on tentait de m'enseigner en latin.
MA RENCONTRE AVEC L'ESPERANTO
Le mot « espéranto » rencontré par hasard vers 12-13 ans m'a amenée à consulter le petit Larousse: « Langue internationale inventée par L.L. Zamenhof en 1887, dont la grammaire contient 16 règles. » 16 règles! Il y avait de quoi faire rêver la mauvaise élève que j'étais, d'autant plus que l'idée de langue internationale m'attirait beaucoup.
Premier apprentissage à 14 ans, à l'aide d'un vieux manuel acheté d'occasion; mais c'est seulement quelques années plus tard, vers 20 ans, que je m'y remets, étudiant à fond tout le bouquin, enregistrant même mes exercices à haute voix sur un magnétophone à bandes... Puis je m'enquiers de savoir si quelqu'un d'autre que moi (et mon jeune frère) parlait cet idiome. Habitant Paris, je finis par dénicher l'Association française pour l'espéranto, où je tombe sur un petit groupe d'étudiants parisiens. Il y avait là un Français de parents bi-nationaux (hongrois-français), un Malien et un Malgache.
RENCONTRE AVEC LE MALI
Je me suis liée d'amitié avec le Malien et nous avons, durant les trois années de son séjour en France, parcouru une partie de l'Europe ensemble: Allemagne, Hongrie, Tchécoslovaquie, outre la France, tout en rencontrant, au moyen de cette langue-sésame, des personnes intéressantes dans chaque pays.
Ibrahim, originaire d'un village peul de la région dogon de Bandiagara au Mali, était polyglotte: il parlait peul, dogon, bambara, le français qu'il avait appris sur les bancs de l'école et du lycée technique de Bamako, et aussi l'espéranto, que lui avait fait découvrir un professeur coopérant de son lycée, de nationalité israélienne, l'ingénieur Savir.
Nous lisions ensemble « Nations nègres et culture », de Cheik Anta Diop, la bible des étudiants africains de l'époque. Nous discutions beaucoup; et peut-être plus encore lorsqu'il m'a invitée à visiter son pays, après la fin de ses études en France.
Lorsque rien dans l'environnement ne nous obligeait à parler français, nous parlions entre nous en espéranto. Je me suis plus tard demandé pourquoi. Il me semble que c'est parce que c'était la seule langue où nous nous trouvions à égalité. Le français scolaire qu'il avait appris n' était pas sa langue maternelle, et il pouvait toujours craindre de ne pas capter une nuance. En espéranto nous n'avions pas ce problème.
J'ai fait deux séjours d'un mois au Mali mais il ne m'a pas présentée à sa famille. C'était impensable. J'ai rencontré ses amis et collègues. A son retour à Bamako, en 1966, au lieu de reprendre son poste de professeur de technologie, le gouvernement de son pays, indépendant depuis seulement 6 ans, lui a proposé de s'occuper d'un projet-pilote d'alphabétisation en langues locales sous l'égide de l'Unesco. Le Mali faisait partie des trois pays où ce projet-pilote était mis en oeuvre. Il s'agissait d'élaborer les méthodes et sélectionner le vocabulaire en fonction des publics ciblés (métiers, agriculture, environnement). C'était très intéressant, car il travaillait en tandem avec un expert de l'Unesco, son « homologue » comme on disait. Lorsque j'ai perdu de vue mon ami, la première phase du projet se terminait, et il hésitait à accepter la proposition qu'on lui avait faite de devenir fonctionnaire de l'Unesco pour aller mettre en oeuvre le projet dans d'autres pays. C'était un vrai dilemme, car il souhaitait servir son pays et continuer de diriger le projet d'alphabétisation au Mali, mais d'autre part, du point de vue financier, la proposition était bien tentante: son « homologue » de l'Unesco recevait un salaire 14 fois supérieur au sien!
Au marché, il m'avait expliqué le principe: si une femme africaine achète, elle discute et aura un bon prix; si c'est un homme, ce sera déjà plus cher, mais si c'est toi, une Blanche, ce le sera beaucoup plus. Une fin d'après-midi, promenade le long du fleuve Niger, où des femmes se lavent ou lavent le linge. J'avais un appareil photo en bandoulière. Soudain je sens mon ami très mécontent. Je demande pourquoi : Une femme, là-bas, vient de dire, en me montrant : « Ces Africains sont payés par les Blancs pour les amener ici prendre des photos de femmes nues ».
Les salutations – celles des voisins, ou des personnes rencontrées en chemin – ont de quoi surprendre une européenne: « Comment ça va ? Et la santé? Et les parents, et les enfants, et les poules, et les chèvres?... ». Je répondais aux questions qu'on me traduisait, par un piteux « Bien , merci », et plus tard je compris que j'avais bien mérité les reproches de mon ami car, abasourdie par tant de mots, je n'avais pas eu la politesse de répondre «et chez vous, ca va? »
Nous avons aussi eu, bien sûr, des discussions sur les relations entre les sexes, et sur la pratique de l'excision. « Si nous avions une fille, est-ce que tu la ferais exciser ? - C'est un sujet difficile, car la pression des parents est énorme. » Il hésitait, mais il ajouta « De toute façon, si je t'épouse, ça sera simple, puisque ce sera une rupture avec ma famille. Il n'y aura donc plus la pression. » En effet, ses parents l'avaient fiancé, avant son départ pour la France, à une jeune fille de sa région. Il était pris en étau entre son milieu familial villageois et sa propre vie. Par exemple, il n'avait jamais pu dire à ses parents, qu'il avait, lors de son service militaire dans l'armée malienne, sauté en parachute: « Si je le raconte, on croira que je suis fou ».
à suivre....
(ce témoignage, de Jeanne-Marie Cash et rédigé par elle, est mis en ligne par moi-même à sa demande)