
«Je pense que le quota est atteint», dit le président de séance en reposant sa calculette sur le bureau, «on va pouvoir commencer!» Le brouhaha qui planait en volutes épaisses sur la pièce se dissipe par lambeaux. Il tapote sur la table avec un petit marteau de cuivre qu'il ne lâchera plus pendant les presque trois heures que durera la réunion. Une vocation de commissaire-priseur contrariée ? Peut-être... Mais personne n'a réellement envie de se pencher sur les possibles déceptions d'adolescence du corpulent M. Lambert, président du Syndic de copropriété Lambert Fils & Masson, pompeusement intitulé, comme l'étaient nombre de commerces vers la fin des années 1980 et le début des années 1990, « Gestion 2000 ».
Ils sont venus, ils sont tous là. Certains sont même arrivés une bonne demi-heure avant le début de la séance pour faire comme toujours une OPA sur les meilleures places, aux premiers rangs. Et la plupart sont venus en couple, ce qui fait que la secrétaire a dû tirer une sorte de cloison coulissante en zigzag donnant sur son propre bureau pour agrandir l'espace. C'est qu'à 5 appartements par étage sur 5 étages et 7 au 6e étage, ça commence à faire du monde ! Pour pas mal d'entre eux, c'est LA sortie de l'année, et vêtus de leur meilleur costume ou de leur robe la plus pimpante, entassés sur des chaises d'école, la gabardine pliée sur les genoux, le sac à main ou le porte-document posé sur le tout, ils ne comptent pas en louper une miette... Non mais ! C'est qu'on est copropriétaires, nous !
Au premier rang, bien sûr, Mme A. (dite « le Dragon »), présidente du Conseil syndical et son mari qu'elle traîne en laisse comme on traîne un teckel. A côté d'elle, Mme S., sœur de Mme A. (et sa victime préférée), elle aussi affublée de son terne mari. Tout autour,
les « affidés », ou plutôt disons ceux qu'elle a convaincus de voter toujours comme elle (d'ailleurs au prix d'un travail acharné) et qui n'osent que rarement protester : la vieille Mme G., le gentil couple F., Mlle B. et son « ami », ancien ingénieur à la retraite qui aime à donner des conseils techniques tonitruants car il est un peu dur d'oreille, Mme M., toujours coiffée d'un impressionnant chapeau pour cacher sa calvitie plus que naissante, les R., la douce Mme A., les P.... Moyenne d'âge dans les premiers rangs : 70 ans. Derrière, le tout-venant, généralement plus jeune mais de toute façon moins « gradé » soit parce qu'ayant mis leur appartement en location (des quasi-traîtres), soit nouveaux arrivants ou propriétaires de simples chambres de bonnes, soit tout simplement pas dans les petits papiers du « Dragon » qui trône sur l'immeuble depuis plus d'une décennie....Bientôt, on ne peut plus ni bouger ni respirer. Les chaises râclent le plancher. M. Lambert redonne du marteau. La secrétaire jette un coup d'œil discret à sa montre et récapitule l'ordre du jour. C'est beau une réunion de copropriété !
Des heures à égrener les comptes, les affaires courantes, les rancœurs, les doléances, les insinuations, les jalousies pas même rentrées. Des heures à marmonner que « quand même, ça fait beaucoup de produits d'entretien, la gardienne doit se servir ! » On en vient à compter les ampoules d'électricité consommées dans l'année pour les parties communes.

Ou à exiger d'avoir le détail des communications téléphoniques passées depuis la loge. On assassine les propriétaires-bâilleurs à cause du manque de civilité de leurs locataires (« De la techno dès 9 heures du matin, vous imaginez ? » « En plus, ils ne referment jamais à clé la porte du local-poubelles » « Vous ne pourriez pas leur demander de s'acheter des pantoufles comme tout le monde ? »).... Viennent ensuite les problèmes récurrents : l'humidité dans les caves, les infiltrations par les balcons du 6e, la descente d'eaux de pluie côté cour à changer.... et le code de la porte d'entrée. Et puis, question cruciale : digicode ou pas, ensuite, à la porte vitrée ? Les « pour », les « contre », les devis à comparer....
Il y eut de belles batailles. Celle de l'ascenseur, notamment, qui dura plusieurs années mais finit par être remportée. Le résultat fut hors du commun : un ascenseur à digicode sans porte palière au premier ! Petite précision qui a son importance, le « Dragon » et ses plus proches partisans (sa sœur, la dame au chapeau, etc.) habitaient les deux premiers étages et n'avaient pas hésité à tenter de convaincre la vieille Mme G., 92 printemps et le dos tout cassé, qui descendait tous les jours ses 6 étages, que sa pauvre petite retraite allait y passer. A l'époque, tous les coups étaient permis et j'avoue que je n'avais pas hésité moi-même, aidée par mon ami J., du 6e étage, à rédiger une belle lettre bien ampoulée à la propriétaire-bâilleuse d'une dame atteinte d'un Parkinson logeant au 5e pour l' « inciter vivement » à participer à l'installation de l'ascenseur ne serait-ce que par « égards » pour sa locataire, à laquelle par ailleurs,... elle ne fournissait pas de quittances de loyer.
Et puis il y eut la « Chute du Dragon », épisode haut en couleurs qui nous vit, J., Mme C. (surnommée la Dame Blanche à cause de son impeccable mise en plis sur cheveux de neige) et moi-même, lors d'une expédition punitive de fin de journée, exiger de la Présidente du Conseil syndical qu'elle présente devant nous et sur-le-champ des excuses publiques à la gardienne qu'elle avait menacé de « virer » sous prétexte qu'il lui arrivait, en plus de son travail de gardienne d'immeuble, de « prendre » du repassage ou de garder dans la loge deux ou trois enfants. C'est comme ça que nous sommes tous les trois devenus le nouveau Conseil syndical, élu à l'unanimité... et morts de rire d'avoir terrassé le Monstre en deux coups de cuiller à pot !
Cela a duré encore quelques années. Et puis les uns sont restés, d'autres sont morts, d'autres encore ont déménagé. Il y a plus de 10 ans maintenant, que j'ai quitté ce quartier. Mais j'ai toujours un frisson d'horreur quand j'entends les mots « réunion de copropriété ». On rêve d'emporter un magnétophone. On se dégonfle. On finit par donner une procuration à son voisin de palier pour ne pas avoir à y aller. On fait pareil l'année d'après. Chroniques de la mesquinerie ordinaire, oui. A deux pas de chez soi. En bas de l'escalier.
Au fait, je ne vous ai pas donné le code. Pour l'ascenseur, c'était (et peut-être, ça l'est resté) : 1789. Une date, quoi ! Et pour la porte d'entrée, on s'est beaucoup amusés : le dernier en date avant que je parte était : 5A7A2. A prononcer à haute voix, si possible.....
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