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Introduction
40 ans après le putsch de Pinochet représentant les intérêts de l’ensemble de la bourgeoisie chilienne, la tentation est encore grande chez certain-e-s à gauche d'en rester à une vision Allende-martyr républicain ou centrée sur la défense des droits de l'homme. Pourtant le rapport aux luttes passées et surtout présentes devrait rester central dans les réunions publiques programmées, néanmoins ce sont les visions réformistes mystifiant les faits, qui parasitent toujours les initiatives actuellement programmées.
Pleurer, encore les disparus sans rendre compte d'un bilan politique de ce formidable mouvement de masses des paysans et des ouvriers chiliens dès 1969 à 1973 qui a commencé à s'auto-organiser de façon indépendante des partis et des syndicats réformistes, même de façon embryonnaire dans les cordones industriales et les commandos communales, n'est pas leur rendre hommage ni à eux ni à ceux qui avons été dans les geôles de Pinochet, ni à ceux qui sont depuis, toujours en exil.
Le texte qui suit est une traduction de la version en castillan de la chronique politique parue dans le numéro 4-5 de septembre 1972 – janvier 1973 de la Revista OFENSIVA
Revista Ofensiva N° 4-5 septiembre 1972 - enero 1973de l’OMR (Organisation Marxiste Révolutionnaire) du Chili, écrit par Jorge MICHELL RUBIO. Il rend compte des enjeux politiques qu'a dû affronter le prolétariat chilien et comment « le réformisme [de S. ALLENDE et de son principal allié le PC chilien], transformé en un mur de contention des aspirations historiques profondes des masses, [a] lutte[é] pour empêcher l’aboutissement de l’objectif socialiste, imposant à outrance ses visées collaborationnistes [avec la bourgeoisie], diluant les acquis atteints par le prolétariat en tant qu’organisation indépendante et finalement amputant du programme [gouvernemental de l’Unité Populaire] toute mesure qui tendrait à fortifier un véritable pouvoir révolutionnaire de classe. ».
L'OMR était une petite formation politique chilienne se revendiquant de l’héritage trotskiste. Elle a ses origines dans la "Cellule Octobre" constituée en 1969 par un groupe de militants, notamment par Jorge MICHELL y Oscar VALLESPIR, qui faisaient partie du Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (MIR), et qui ont fusionné avec des anciens militants du Parti Ouvrier Révolutionnaire (POR) de Raul Santander (Montes) qui n’était pas entré au MIR lors de la fondation de celui-ci en 1965. Ils ont rompu avec le MIR notamment de par les positions abstentionnistes que le MIR avait adoptées en relation aux élections présidentielles de 1970 et de leur virage militariste castro-guevariste. Cette fusion a donné origine à la Tendance Révolutionnaire Octobre (TRO), au deuxième semestre 1969. Fin 1971-début 1972, le groupe originaire de la Cellule Octobre, ainsi que de nouveaux jeunes militants, quittent la TRO pour constituer l’OMR, puisqu’ils ne partageant pas les thèses foquistes du 9ème congres de la IVème I. S.U. soutenues par les autres membres de la TRO. La TRO de Raul Santander fusionne avec le Front Révolutionnaire, de Luis Vitale, et ils forment ensemble le PSR (Parti Socialiste Révolutionnaire section chilienne de la IVème I. S.U.). Un groupe de militants de la ville de Conception, avec Marcelo et Ester NOWERSZTERN (militants argentins de Politica Obrera (P.O.) résidant à Conception), ainsi que des militants de la même ville ayant quitté le Front Révolutionnaire (FR de Luis VITALE), rejoignent à ce moment là l’OMR. Début 1973, le groupe de Conception se sépare de l’OMR, sur des différences, entre autres, en relation à l’analyse sur la Bolivie après le coup d’état du 21 août 1971 par rapport à la politique d’alliances préconisées par le POR bolivien de Guillermo LORA résidant à Santiago en ces moments, avec qui l’OMR avait une étroite collaboration. En mars 1973, l’OMR se dissout pour entrer au P.S. (sans dissimuler ses positions) et serrer les rangs avec son l’aile gauche, en prévision des affrontements qui approchaient.
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Lors de sa première campagne électorale qui l’a menée à la présidence entre 2005 et 2010, la « socialiste » M. Bachelet avait pris distances avec le gouvernement d’Allende, pour gagner des sympathies à droite. C’est dire de l’évolution prises par les anciens réformistes dans les dernières décennies, reniant le passé pour embrasser les politiques néolibérales. Certainement Michelle BACHELET sera à nouveau présidente du Chili en novembre de cette année. Elle sera élue dans le cadre de la constitution léguée par la dictature de Pinochet, qui possède un système électoral binominal, inspiré de celui crée par le régime de Jaruzelski en Pologne.
LES FRUITS D'OCTOBRE (1972)
La période de septembre-décembre 1972 marque des modifications décisives dans les relations sociales et politiques dans le pays. Les événements vécus en octobre ont bouleversé l’ensemble des secteurs impliqués directement ou indirectement dans le conflit, donnant cours à une situation dont les conséquences ultimes sont difficiles à préciser. Ceci parce qu’à peine commence à se cristalliser un nouveau cap dans la situation politique que celui-ci se voit déplacé par l’influence anticipatrice de nouveaux grands combats de classes à venir. C’est cela la fluidité et l’instabilité de la phase actuelle du processus chilien. Cependant la profondeur des modifications introduites dans le cadre politique par les événements d’octobre va graviter sur toute la prochaine période. Y compris, en premier lieu, dans l’affrontement électoral de mars [élections parlementaires de 1973].
ASSEMBLEE POPULAIRE ET CONTRE-OFFENSIVE BOURGEOISE
La réalisation d’une assemblée populaire le 27 juillet [1972] à Concepción[1], en réponse à l’arrogance bourgeoise et petite-bourgeoise exprimée dans la « marche des casseroles », eut la vertu de précipiter l’inquiétude du réformisme gouvernant et d’effrayer la bourgeoisie dans l’opposition. Le spectre d’un double pouvoir incarné dans des organisations indépendantes du prolétariat et de ses alliés, s’est matérialisé dans cette Assemblée qui même si elle était régionale et minoritaire, n’en était pas moins réelle et constituait une menace pour ceux qui comme les réformistes préfèrent un mouvement de masses domestiqué et inoffensif, ou comme les bourgeois, le tolèrent seulement écrasé et réprimé.
Mais l’Assemblée Populaire de Concepción, n’était pas le seul symptôme d’une tendance parmi les masses, en franche progression, vers une activité révolutionnaire indépendante et résolue. Les germes de cette nouvelle situation avait déjà jailli dans les premiers « commandos communaux » constitués à Santiago en juillet et août [1972], dans les actions ouvrières du Cordon Cerrillos[2]
et dans les occupations d’usines dans tout le complexe industriel du pays. Un saut qualitatif dans la conscience et les méthodes de lutte du prolétariat s’esquissait comme une tendance en développement provocant les premières divergences au sein des organisations politiques réformistes, mettant en échec le gouvernement, et annonçant l’écrasement définitif de la bourgeoisie et de son système d’exploitation.
C’est à la lumière de ces antécédents que les événements des mois ultérieurs doivent être interprétés comme une contre-offensive bourgeoise face aux premières manifestations de masses indépendantes, contre-offensive qui, à plus d’une occasion, met en évidence son degré de coordination avec les mesures prises par le réformisme via le gouvernement.
INFLATION : SEVERE COUP CONTRE LES INTERETS DU PROLETARIAT ET LE PEUPLE
L’inflation explosive déchainée pendant les mois d’août et septembre [1972] contribua fortement à propulser l’offensive bourgeoise contre le gouvernement et les masses. La bourgeoisie ne s’est pas trompée en estimant que cette mesure allait jeter dans ses bras des secteurs petit-bourgeois exaspérés, susceptibles d’être utilisés comme béliers contre le gouvernement et le mouvement populaire. L’inflation, en plus de frapper durement les intérêts matériels du prolétariat et des masses, a jeté dans le camp des ennemis du peuple des milliers et des milliers de petit-bourgeois coléreux qui en octobre [1972] s’additionneraient aux hordes provocatrices de la droite, facilitant les manœuvres contre-révolutionnaires de la bourgeoisie.
Le climat de provocations et de harcèlement était à la charge des éléments fiévreux de la jeunesse universitaire et lycéenne contrôlées par les organisations bourgeoises. Ces secteurs qui en octobre seraient relevés par les contingents des transporteurs routiers, des commerçants, et des fonctionnaires, ont déchainé dans les rues du centre-ville de Santiago une activité d’agitation et guérilla qui a déclenché le climat de tension jusqu’à des extrêmes intolérables.
IMPATIENCE PUTSCHISTE ET AGRESSION IMPERIALISTE
Malgré la vague inflationniste, le prolétariat et les exploités ont montré leur volonté inébranlable de persister dans le chemin des transformations et du socialisme. Au deuxième anniversaire de la victoire de 1970, alors que la bourgeoisie a donné l’ordre de repli à ses partisans, des centaines de milliers de travailleurs se sont versés dans les rues, dans une impressionnante manifestation de force et d’unité. Il ne s’est pas seulement agi d’un avertissement à la bourgeoisie, mais cela a constitué au même temps un essai de témoigner à Allende et aux partis ouvriers leur résolution d’accepter les plus grands sacrifices comme tribut à l’accomplissement nécessaire des tâches de la transformation sociale.
Quelques jours après la manifestation populaire, le gouvernement a prévenu l’opinion publique du « plan septembre » [1972], manœuvre séditieuse de la bourgeoisie dans pour acculer le gouvernement par un ensemble de mesures destinées à paralyser ou perturber les activités vitales du pays. En retirant les exagérations et les spéculations relatives à une possible « tentative de renversement » des informations communiquées par le gouvernement, il est possible de reconnaitre avec clarté le contenu de ces informations qui allaient se vérifier dans les événements du mois d’octobre, notamment concernant les secteurs qui allaient intervenir dans le développement des faits.
D’autre part, l’impérialisme nord-américain participa activement dans les efforts destinés à provoquer un retournement dans la politique du gouvernement et dans la situation en train de se produire dans le champ social, à partir de l’intensification de la participation révolutionnaire des masses dans les derniers mois. Les annonces de la Kennecott[3], connues de sources indirectes dans les derniers jours de septembre [1972], en relation à des conflits et des embargos sur les exportations de cuivre –menaces plus tard devenues réalités - sont venues s’additionner au concert d’agressions contre le mouvement populaire chilien.
C’est dans le cadre de cette offensive bourgeoise multiple que se sont précipités les événements d’octobre [1972], faits en partie prémédités et planifiés par des secteurs de la bourgeoisie et de l’impérialisme, et en partie, surgis spontanément par l’effet des profondes contradictions entre les classes qui se sont cumulées dans toute la dernière période.
LA REPRESSION DE LA PETITE BOURGEOISIE
Les manœuvres politiques du Parti National[4] sont à la base des événements d’octobre, et s’appuient sur la fermentation obtenue après plusieurs semaines d’agitation dans les rues et les pressions politiques développées par le P.N. conjointement avec la D.C. (Démocratie Chrétienne ou Parti Démocrate Chrétien : P.D.C) et d’autres fractions bourgeoises. Des telles manœuvres poursuivent, au début, deux objectifs essentiels : d’abord imposer au gouvernement un revirement décisif dans ses relations avec le mouvement ouvrier et populaire. C'est-à-dire obliger le gouvernement et ses partis, à arrêter le cours de l’indépendance [de classes] et l’offensive entreprise par les masses auparavant, freiner l’approfondissement des occupations d’usines et les nationalisations, limiter le cours de la réforme agraire et arrêter les mesures contre l’impérialisme.
Le deuxième objectif est de résoudre la lutte pour le leadership de la bourgeoisie en faveur de la stratégie du P.N., déplaçant à un niveau politique la droitisation de facto qu’expérimentait la D.C. dans la dernière période, motivée par la nécessité d’affronter l’initiative d’un puissant mouvement de masses. A ces fins, le P.N. trouvait un allié solide dans les rangs mêmes du P.D.C. dans le courant freiste[5]. La version selon laquelle les partis bourgeois cherchaient résolument le renversement du gouvernement, même au risque d’une guerre civile, ignore – volontairement ou involontairement – le fait que le seul instrument possible dont aujourd’hui dispose la bourgeoisie pour contrôler l’ascension formidable du mouvement de masses au Chili est le gouvernement de l’U.P. lui-même et les partis qui le composent, dans la mesure où ce sont eux qui maintiennent une relation positive avec ce mouvement de masses, et en même temps montrent, dans ses sphères de direction, une claire inclinaison collaborationniste.
Motivée par les objectifs indiqués, la bourgeoisie lance son combat dans les premiers jours d’octobre, déclenchant les noyaux d’agitateurs qui bouleversent le secteur du centre-ville de Santiago. Immédiatement survient la grève des transporteurs routiers et, peu de jours après celle de commerçants. Pressionné par les masses et l’aile gauche des secteurs réformistes, le gouvernement se résout à affronter le mouvement patronal, en activant des mesures de contrôle de la situation et de représailles contre les responsables du conflit.
L’arrestation de quelques dirigeants de transports routiers et de commerçants ; l’obligation à toutes les radios de retransmettre simultanément les émissions de la OIR (radio nationale du gouvernement) ; les décrets des zones d’état d’urgence dans les principales provinces du pays ; la confiscation de quelques véhicules de transport ; ces faits et d’autres provoquent un brutal endurcissement de la situation.
Ensuite les événements se succèdent avec célérité. De nouvelles corporations, des fonctionnaires, des Ordres professionnels et des institutions entrent dans le conflit. Une épreuve de force survient, entre le gouvernement appuyé par les organisations de masses, et la bourgeoisie soutenue par les corporations d’entrepreneurs et par la petite bourgeoisie d’employés et de fonctionnaires.
LES PARTIS DE LA BOURGEOISIE SONT DÉBORDÉS
Ce qui était conçu comme un moyen calculé de pression sur le gouvernement avec pour objectif de produire un tournant politique capable de freiner l’ascension rapide des masses, se transforma, à cause des contradictions aigues accumulées au sein du corps social, en un affrontement engageant l’ensemble des effectifs qui jusqu’alors se regroupaient dans le pôle contre-révolutionnaire. Les contingents petit-bourgeois impatients, chauffés à blanc par les progrès visibles du mouvement de masses et mécontentés par la conduite prudente des directions politiques bourgeoises, se lancèrent au combat sans limites, convaincus qu’était arrivé le moment de balayer le gouvernement de l’U.P. et les forces qui le soutiennent.
[Voir ici et là des séquences des actions de groupes corporatistes pour destabiliser la situation politique et pousser les partis de la droite chilienne à produire une destitution du gouvernement Allende.]
Pendant des jours, les troupes furibondes de la petite bourgeoisie ravagèrent quelques avenues de la capitale. Cependant, elles n’osèrent pas traverser les limites de leur propre quartier résidentiel, excepté pour réaliser quelques incursions dans le secteur du centre-ville. Dans leur propres rues, elles levèrent des barricades, frappèrent leur casseroles et défièrent les forces publiques, dans un effort vain de démontrer une puissance inexistante. Jamais elles ne purent passer à l'offensive directe contre le prolétariat qui avec sérénité persistait à maintenir la production dans les industries et à organiser sa défense. L’action dans les quartiers [aisés] se combinait avec l’activité des « commandos », ceux qui avaient semé les routes d’aiguilles en fer destinées à perforer les pneumatiques des véhicules qui essayaient de maintenir l’acheminement des produits essentiels. D’autres commandos réalisèrent des attentats et des provocations contre les centres de production et de distribution, pour objectif d’empêcher le fonctionnement de l’infrastructure économique.
Les directions politiques de la bourgeoisie prirent conscience qu’elles commençaient à perdre le contrôle des forces qu’elles avaient mises en mouvement. Les corporations et les institutions incorporées au conflit désignèrent leurs propres directions. Les Vilarins et les Cumsilles[6], enlevant leurs vêtements de simples dirigeants corporatistes, commencèrent à acquérir des profils politiques aigus: ils capitalisaient et centralisaient le mécontentement de milliers et de milliers de « chalanes »[7] et de fonctionnaires séditieux. Des épiciers obscurs et bureaucratisés se transformèrent par la force des choses en dirigeants issus des couches nombreuses de la petite bourgeoisie droitisée.
LA BOURGEOISIE S’UNIFIE SPONTANÉMENT
L’unification des partis bourgeois se précipita par nécessité incontournable devant le caractère progressivement incontrôlé des actions menées par les secteurs insurgés. Il devenait urgent et nécessaire d’appliquer la discipline partisane de la bourgeoisie face à l’improvisation et la précipitation de la petite bourgeoisie enragée. Une direction unifiée des partis bourgeois se forgea nécessairement – étant donné la criticité atteinte par le conflit – sur la stratégie du P.N. Cette victoire des nationalistes sur la D.C. aura de profondes répercussions dans la lutte pour la direction de la bourgeoisie. Les élections de mars (1973)[8] en feront la démonstration.
Les partis bourgeois agirent en deux temps : d’une part , ils cherchèrent à contrôler les forces jetées dans le conflit ; et d’autre part, ils utilisèrent cette capacité de contrôle pour faire pression sur le gouvernement, dans le but de transformer l’ébranlement social en une victoire politique sur le mouvement des masses, en arrachant des concessions décisives à la U.P. et en activant un renversement de la situation et un recul significatif dans les conquêtes prolétaires et populaires.
A partir de ce moment, les corporations patronales et les partis bourgeois agissent en coordination avec une finalité commune : faire plier le prolétariat et les masses à travers les politiques imposées au gouvernement. Dans l’impossibilité d’agir directement sur le mouvement ouvrier et sur ses alliés, la bourgeoisie frappe du poing sur le réformisme gouvernant.
La mobilisation des corporations patronales fut centralisée dans une action commune avec les partis bourgeois et prit corps dans le dit « pliego de Chile » [manifeste du Chili], plate-forme destinée à tordre le bras du gouvernement et des forces qui l’appuient. L’action conjointe des partis et des corporations bourgeoises autour d’une plate-forme levée par les corporations et appuyée par les partis, constituera la phase finale du conflit. A ce stade, l’U.P. et le gouvernement comptent sur le climat propice à opérer la profonde capitulation politique qui mit fin à l’affrontement.
Le REFORMISME CONTRE LA REVOLUTION
Le programme de l’Unité Populaire poursuit la transformation du pays dans le cadre d’une modernisation du système capitaliste lui-même. Il croyait possible une telle modernisation dans la constitutionalité en vigueur, convaincue que d’importantes couches de la bourgeoisie elle-même sont aussi intéressées par sa réalisation. Le prolétariat serait également identifié dans ce programme, dans la mesure où cela permet un véritable élargissement de la démocratie sociale et politique, en même temps qu’une rationalisation de l’économie, à partir du moment où l’Etat prend en charge, comme propriétaire et planificateur, des pourcentages majeurs du capital et les investissements, de même que la distribution. La paysannerie ne s’oppose pas au programme de l’U.P., puisque celui-ci garantit la destruction des latifundia, redistribue la terre et assure le soutien technique et matériel aux nouvelles formes d’exploitation agricole. Les seuls ennemis réels de l’U.P. et de son programme seraient, à partir de ce schéma, l’impérialisme, l’oligarchie propriétaire des terres agricoles et les propriétaires du capital monopolistique industriel et commercialo-financier.
En conséquence, le programme de l’U.P. doit être caractérisé comme démocratico-bourgeois, du point de vue de ses objectifs ; collaborationniste, du point de vue des forces sociales sur lesquelles il cherche à s’appuyer ; réformiste, par rapport aux forces politiques mises en œuvre et aux méthodes utilisées.
L’appellation de « programme de transition vers le socialisme » qu’il est prétendu appliquer, est seulement un recours démagogique et opportuniste en rapport aux aspirations profondes du prolétariat chilien. Dans son essence, le programme réformiste de l’U.P. ne diffère en rien des conceptions mencheviques de la révolution par étapes qui prétend séparer mécaniquement, dans les pays en retard, les objectifs démocratiques des objectifs socialistes. Conceptions qui sont à la base des profondes défaites et massacres subis par le prolétariat chinois dans la décennie des années 20, par l’effet de l’application de la politique menchevique-stalinienne des blocs avec la bourgeoisie. Conceptions qu’expliquent, également, le désastre de l’Espagne, les effroyables massacres en Indonésie et tant d’autres aventures sanglantes qui endeuillent la mémoire du prolétariat international.
C’est ce problème théorico-programmatique qui explique les profondes contradictions et difficultés sur lesquelles trébuche l’expérience chilienne et, au même temps permet de juger le comportement du gouvernement et des partis qui le composent. Ce problème, dont la solution dépend tout le futur du processus que nous vivons, était présent avec une force singulière en octobre [1972] et durant les mois précédents, de même que dans la « solution » mise en oeuvre.
L’OBSESSION COLLABORATIONISTE DU REFORMISME
Les difficultés insurmontables auxquelles se heurte la bourgeoisie chilienne pour sortir le pays de son retard furent mises en évidence lors de la dernière expérience réformiste développée par la D.C. pendant l’administration FREI. La dépendance organique que cette bourgeoisie maintient avec l’impérialisme, la rend incapable d’accomplir ses propres tâches démocratico-bourgeoises. Le progrès et l’indépendance de la nation sont étroitement liés au développement des tâches socialistes. Ceci a été compris par le prolétariat et pour cela, celui-ci a brisé progressivement tout lien avec la bourgeoisie, ré-affirmant son indépendance de classe et limitant, chaque fois que possible, les tentatives de conciliation de ses directions réformistes. L’implacable logique de lutte et d’affrontement entre classes tend à détruire une quelconque tentative de résolution de la lutte historique par des canaux super-structurels.
Nonobstant, le réformisme transformé en un mur de contention des aspirations historiques profondes des masses lutte pour empêcher l’aboutissement de l’objectif socialiste, imposant à outrance ses visées collaborationnistes, diluant les acquis atteints par le prolétariat en tant qu’organisation indépendante et finalement amputant du programme toute mesure qui tendrait à fortifier un véritable pouvoir révolutionnaire de classe.
Le conclave tenu fin mai 1972 aconstitué un énorme effort du réformisme pour résoudre la crise de sa stratégie survenue à la suite du conflit constitutionnel avec la bourgeoisie sur « l’area social »[9]
pierre angulaire du plan de modernisation du capitalisme initié par le gouvernement Allende. Comme résultat de ce conclave, survient une nouvelle tentative pour établir une série d’actions en commun avec l’aile bourgeoise représentée par la D.C., série d’actions destinées à obtenir un accord commun autour de ce problème fondamental, et comme base d’une entente politique plus profonde. Cependant, les contradictions critiques des classes existantes rendent impossible la concrétisation d’un accord, donnant un coup rude aux tendances collaborationnistes et à la stratégie générale de l’U.P. A l’échec des conversations de juin [1972], s’ajoutait l’affaiblissement des fractions bourgeoises enserrées à l’intérieur du gouvernement-même, fait mis en évidence avec la sortie du PIR[10].
L’échec des tendances collaborationnistes et les grandes difficultés de l’U.P. pour sortir de la crise de sa stratégie, constituent les éléments centraux pour expliquer les événements de septembre et octobre [1972], période durant laquelle le gouvernement a vu se réduire dans une grande mesure sa capacité de contrôle d’une situation qui évoluait de manière menaçante vers un affrontement de classes. Les événements d’octobre se transformèrent en prétexte pour que le gouvernement réalise le recul politique rendant possible l’instable trêve obtenue en novembre [1972] avec le nouveau cabinet du gouvernement.
UNE SOLUTION HONTEUSE
"El Siglo" journal oficiel du PC chilien. Allende a dit lors de la ceremonie d'investiture ministeriel : "Le Cabinet complétera son oeuvre de Sécurité National".
Le gouvernement affronta la charge bourgeoise d’octobre mettant en action les instruments de protection de l’Etat bourgeois : les Forces Armées, la Police Judiciaire [Investigaciones] et la Police Nationale [Carabineros]. Le prolétariat et les masses furent relégués à un rôle d’arrière-garde et de maintien de l’activité de production et de distribution. Le rôle des Forces Armées s’est renforcé pendant le développement du conflit jusqu’à devenir l’axe de la politique de contrôle de la situation menée par le gouvernement. La participation des militaires, qui dans la période antérieure s'était déjà fait sentir comme une tendance en développement, s’exprima alors comme une force décisive, en détriment du rôle que les masses exercèrent du point de vue des décisions. De cette façon la conduite profonde du gouvernement fut mise en évidence dans les moments où la lutte de classes atteint des niveaux supérieurs.
En définitive, les fortes convulsions sociales vécues en octobre [1972] peuvent être caractérisées par l’accouchement d’une forme particulière de collaboration entre les directions réformistes du mouvement ouvrier et la bourgeoisie, par l’intermédiaire du Haut Commandement des Forces Armées. Le Cabinet [du gouvernement] composé des militaires et des forces syndicales appuyant la gestion du gouvernement de l’U.P. n’est pas autre chose.
L’entrée des militaires au gouvernement, au bout de 20 jours de tensions et d’affrontements, mit un terme au conflit en même temps qu’elle introduisit une modification substantielle du caractère du gouvernement et des relations de celui-ci avec la bourgeoisie, d’une part, et avec le mouvement de masses, d’autre part. La constitution d’un tel cabinet [de gouvernement] signifie dans les faits le coup le plus dur porté au mouvement ouvrier par le réformisme, dans la mesure où elle implique l’intervention directe d’un secteur de la bourgeoisie au sein du gouvernement et, qu’au même temps elle maintient l’indépendance des partis politiques de la bourgeoisie pour continuer leur escalade de pressions et d’agressions contre les travailleurs.
Certes la négociation qui mit fin au conflit garantit le respect par le gouvernement, de la majorité et des plus importantes exigences contenues dans le « pliego de Chile » [manifeste du Chili]. Les mois de novembre et décembre [1972] voient la réalisation de tous ces engagements. Il suffit de signaler les réajustements de prix pour la Papelera[11] ; la restitution des radios passées sous contrôle de l’état ; la restitution d’une série d’entreprises occupées par ses ouvriers ou confisquées ; la ré-écriture anti-ouvrière du projet des « trois areas »[12], etc.
« Le centre de la manœuvre aboutie cible des objectifs supérieurs. Son sens profond est une large opération politique destinée à faciliter les conditions du secours du réformisme petit bourgeois de l’U.P. dans sa tentative de stopper le mouvement ouvrier et les masses, dans le cadre d’une activité de subordination organique à la bourgeoisie, qui assume dans le cours des événements, de se soumettre aux Forces Armées.
La formation d’un cabinet [de gouvernement] dirigé et composé par les militaires, constitue un coup au prolétariat et aux larges masses des exploités. Ses effets immédiats sont un affaiblissement des organisations politiques ouvrières et de ses structures syndicales, et le renforcement des incrustations bonapartistes dans le gouvernement. Voici, l’élément de plus grande dangerosité politique résultant de la crise d’octobre [1972] »[13].
LE PROLÉTARIAT : ENTRE LE POUVOIR ET LA DÉFAITE
Le prolétariat et les masses empêchèrent en octobre [1972], par son action décisive, une victoire plus retentissante de la bourgeoisie. Plus encore, en tant que classe, les travailleurs obtinrent un triomphe sur ses ennemis, mais l’intervention du réformisme a converti ce triomphe en défaite. L’absence de réelle direction révolutionnaire capable de transformer la victoire sociale des masses en une réalisation politique effective apparut comme la faiblesse la plus importante de la période actuelle de l’expérience chilienne sur le terrain des forces ouvrières.
Le mouvement ouvrier et populaire n’a pas réussi à consolider les formes d’organisation de base qui surgirent au feu des événements. Les expériences vécues dans les entrailles sociales, exprimées par des milliers et des milliers d’initiatives isolées, autour des problèmes de l’organisation de la production ; de la distribution ; de la défense des lieux de travail ; des échanges directs ; du contrôle des entrepreneurs et des patrons ; de l’occupation des industries et des locaux administratifs ; des réquisitions et de la commercialisation populaire des aliments ; de l’application des sanctions et punitions aux contrevenants, tout cela sont des acquis d’une valeur incalculable pour les masses qui n’ont pas réussi à être consolidées dans des expressions globales, unifiées et irréversibles. Les directions réformistes ont travaillé fébrilement pour empêcher l’unification de ce pouvoir des masses qui se constituait au cours des innombrables expériences vécues de façon disséminée. La centralisation, la coordination et la consolidation de ce processus aux multiples facettes dont les masses sont les protagonistes dans les moments les plus épineux de la lutte de classes sont les tâches du parti révolutionnaire. La transformation de toute cette énorme énergie créatrice révolutionnaire déployée par les masses en ces moments privilégiés d’affrontement social en réussites politiques stables et inattaquables est la tâche du parti révolutionnaire du prolétariat. Ce parti n’existe pas aujourd’hui au Chili. La forme la plus élevée que se sont données les masses dans la chaleur du combat, les Commandos Communales, ces organisations de front unique des ouvriers, paysans, des habitants des bidonvilles, des étudiants et des soldats, sont nées affaiblies fatalement par le travail de division des travailleurs mené par les directions réformistes. Les petites organisations de la Gauche Révolutionnaire ayant travaillé à l’intérieur de ces Commandos, ne furent pas capables de les mettre au centre des débats et de la propagande pour une alternative véritablement organisationnelle et un programme face au réformisme, et pour cela, elles ne furent pas capables d’attirer l’attention des couches plus larges de la population travailleuse.
L’intégration des militaires dans le gouvernement, fut le coup décisif contre l’émergence embryonnaire de ces nouvelles formes de pouvoir populaire. Personne ne peut parler de démoralisation, mais un moment d’abattement et d’étonnement, non exempt de crainte, a éteint l’initiative de l’avant-garde ouvrière, facilitant ainsi le travail de désarticulation du réformisme. En conséquence, la résolution s’est déplacé entièrement vers les sphères du gouvernement, des partis politiques le composant, et les directions syndicales.
En octobre [1972], le prolétariat fut près du pouvoir, mais gouta aussi la saveur de la défaite. Cela résume, d'une certaine façon, le drame du processus que nous vivons. Le prolétariat et ses alliés ont accumulé une force et une organisation énorme ; il possède les ressources suffisantes pour transformer cette accumulation en une victoire définitive sur la bourgeoisie. Cependant, les faiblesses de la conduite et les insuffisances du programme empêchent le saut qualitatif. Si cette impuissance ne réussit pas à être surmontée, existe le danger évident d’une décomposition progressive des forces engagées dans le combat.
De nouveaux grands combats de classes se profilent de façon imminente. Les masses pourront rejouer les leçons et les expériences obtenues en octobre. Les Commandos Communaux resurgiront fortifiés et démultipliés. Les Comités de Protection des industries devront s’unifier et donner lieu à une Milice Populaire. L’autogestion pourra s’implanter dans les usines. Un Gouvernement Ouvrier et Paysan s’établira au Chili. Celle-ci est la grande possibilité, mais pour que cela arrive, il est nécessaire de remplir de contenu toute une phase intermédiaire. Il est nécessaire créer les conditions de la victoire.
Lutter pour la conquête MAINTENANT d’un Gouvernement Ouvrier, formule de transition vers la Dictature du Prolétariat.
LUTTER POUR SURMONTER LES LIMITATIONS DU PROGRAMME DE L’UNITE POPULAIRE
LUTTER POUR LA CONSTRUCTION DU PARTI REVOLUTIONNAIRE DU PROLETARIAT
POUR L’EXPULSION DE L’IMPERIALISME
POUR LA RECONSTRUCTION DE LA IVème INTERNATIONALE
par, Jorge MICHELL
Santiago du Chili, décembre 1972.
Voir ici, en castillan, l'ensemble du doumental "La Bataille du Chili" de Patricio Guzman. En particulier voir à partir de la séquence 23 à la 27.
[1] 3ème ville du Chili, activité principales : mines de charbon, sidérurgie et pêche
[2] Concentration industrielle suivant un secteur géographique au tour d’une avenue, ou route)
[3] La compagnie Kennecott, en septembre1972, a obtenu du tribunal de grande instance de Paris la saisie d’une cargaison de cuivre chilien dans le port du Havre. La compagnie contestait, semble t’il, moins la nationalisation que l’expropriation sans indemnisations. Déjà, les banques privées américaines avaient coupé les lignes de crédit au Chili le 13 août 1971.
[4] Partido Nacional (P.N.) parti représentant les intérêts de la bourgeoisie industrielle et de l’oligarchie agraire, opposant radical au gouvernement Allende et principal instigateur de son renversement. Il s’autodissout immédiatement après le coup d’état militaire du 11 septembre 1973.
[5] Secteur dont le leader était Eduardo FREI MONTALVA, président du Chili 1964-1970.
[6] Du nom des leaders des corporations des des transporteurs routiers et des commerçants.
[7] Commerçants escrocs, arnaqueurs.
[8] Le P.N. et la D.C. se présentent unis dans le CODE (Confédération Démocratique) aux élections législatives de mars 1973, qui apportent au gouvernement d’Allende 44,09 % des voix, son meilleur score historique, contre 54,78 % à l'opposition unie, nettement en dessous des 60 % qui lui aurait permis de destituer légalement le président Allende comme elle l'avait annoncé.
[9] Secteur économique sous contrôle publique.
[10] Parti de la Gauche Radical, aile droite sortante du Parti Radical, ce dernier étant membre de l’U.P. Le PIR aux élections de mars fait partie du CODE, Cf note 8.
[11] Industrie monopolistique de papier, notamment pour les journaux, dont le principal propriétaire était le ex-président Jorge Alessandri et ex-candidat du P.N. perdant face à Allende en 1970.
[12] Il s’agissait de la définition des areas économiques des unités de production : publique, mixte et privée.
[13] Thèse sur Politique National présentée par l’O.M.R. au Premier Congrès du FER (Front d’Etudiants Révolutionnaires) de l’Université du Chili, novembre 1972.