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Billet de blog 30 avril 2018

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Le « travail » du génocide contre les Tutsi du Rwanda continue en France !

Si les commémorations annuelles de ce génocide nous appellent sans cesse à un devoir de mémoire essentiel, ce dernier ne prend tout son sens que si nous ouvrons les yeux sur le présent : ce génocide perpétue toujours son « travail »1, en France et avec le concours de notre État, par le silence, la réticence judiciaire, la rétention documentaire, l'emploi d'éléments de langage négationnistes.

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Voici bientôt un quart de siècle, le génocide2 contre les Tutsi du Rwanda faisait en 100 jours, du 7 avril au 17 juillet 1994, entre 800 000 selon l'ONU et 1 000 000 de morts selon d'autres sources. Il a été rendu possible par la lâcheté criminelle des États membres du Conseil de sécurité des Nations unies - dont la France -, et par le discret mais efficace soutien diplomatique et logistique français au gouvernement intérimaire rwandais qui le perpétrait.

Le « travail » du génocide se perpétue cependant aux dépends des rescapés tout d'abord du fait de la marque abyssale laissée en eux par l'acte génocidaire lui-même : déshumanisation, refus explicite des pays occidentaux de porter secours, blessures atroces tant corporelles que psychologiques, perte de la plupart des membres de la famille dont enfants ou parents, viols (150 000 à 250 000 selon l'ONU), spoliations, expatriations … Mais, fait aggravant, ce « travail » se prolonge en France du fait même de la politique conduite sciemment par l'État en la matière.

Justice française a minima

Ce « travail » se perpétue quand ses auteurs, exfiltrés par la France ou accueillis sur son sol, ne sont pas recherchés et mis en cause avec le zèle que l’on est en la matière en droit d’attendre d'une "grande nation". Ce n’est en effet pas à l’initiative du ministère public qu’ont été ouvertes en France les procédures judiciaires contre de présumés génocidaires réfugiés sur notre territoire : à ce jour, aucune des 37 actions pénales engagées depuis 1995 contre de telles personnes ou leurs complices n'est le fait d'un procureur de la République, mais uniquement de victimes et d'associations, en particulier le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR). Ce choix politique place ainsi au front de l'accusation les rescapés plaignants et certains de leurs témoins à charge, dans une joute publique essentiellement fondée sur des témoignages face à des accusés évidemment toujours présumés innocents. Mais l'arrogance et le mépris de ces derniers à l'égard des plaignants et témoins prennent appui sur leur sentiment d'être encore sous la protection feutrée des responsables politiques français.

C’est encore un choix politique que de ne pas donner à la justice les moyens nécessaires à la conduite, dans des délais raisonnables compatibles avec les engagements internationaux de la France3, des instructions puis des procès correspondants. Malgré un progrès sensible accompli en 20124 avec la création d'un pôle national spécialisé crimes contre l’humanité et crimes de guerre, les moyens affectés à celui-ci étaient, en 2016, réputés être les plus faibles d'Europe5. Cinq procédures engagées en France et toujours en cours contre des présumés génocidaires rwandais affichent, à ce jour, des délais de 16 à 20 ans.

Si la justice française peine à poursuivre efficacement les auteurs du génocide présents sur notre sol, elle ne permet pas pour autant leur extradition vers le Rwanda. La jurisprudence constante de la Cour de cassation a en effet fondé le refus systématique d'extradition au Rwanda de génocidaires présumés (21 refus), alors que le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), le Canada, le Danemark, la Norvège, la Suède, les États-Unis… ont donné une suite favorable à de semblables demandes.

Des responsabilités françaises occultées

L’engagement de l’État français aux côtés de ceux qui préparaient, puis commettaient le génocide fait l’objet d’accusations toujours plus précises et documentées. A ces accusations répond un verrouillage, dans un secret discrétionnaire absolu6, des archives présidentielles relatives au Rwanda, ce qui fait obstacle à la manifestation de la vérité. Ce verrouillage participe du silence d'État entretenu jusqu'à ce jour par les plus hautes autorités politiques françaises successives, afin d'empêcher, sous couvert de sauvegarder « l’honneur de la France » (!), la mise en cause de certains membres de la « nomenklatura » française, politique et militaire d'alors. Lorsque ce silence se rompt, en réponse à certaines mises en causes médiatiques, c’est pour faire place à un vocabulaire ambigu et pernicieux7 laissant libre champ à une interprétation négationniste.

Un négationnisme diffus

Car la poursuite du « travail » du génocide, c’est aussi la reprise d’arguments négationnistes par certains responsables politiques et militaires français afin de masquer le soutien alors apporté par la France aux génocidaires. La très longue manipulation de l’opinion publique au sujet de l’attentat du 6 avril 1994, faussement attribué au Front Patriotique Rwandais (FPR) par le juge Bruguière, a laissé des traces dans les esprits. Et la mise en balance des crimes commis par le FPR avec le génocide des Tutsi relève d’une stratégie visant à justifier la politique française au Rwanda. Des responsables français de premier plan (notamment François Mitterrand, Alain Juppé, Dominique de Villepin, Bernard Debré, ...) nourriront ainsi à un moment donné la thèse mensongère du « double génocide » selon laquelle le FPR aurait commis un génocide des Hutu.

Ce négationnisme au cœur de l’État participe de la résistance à la manifestation de la vérité, résistance ainsi conduite en coulisses - et ce en notre nom ! Se répand alors parmi des personnes de bonne foi un récit perverti du génocide des Tutsi8.

Le « travail » du génocide se poursuit donc bien toujours, « à bas bruit », en France, avec le concours actif de l'État, ce qui caractérise, au moins sur le plan moral, une complicité post-génocidaire permettant la perpétuation des effets du génocide sur ses victimes et la protection autant que possible de ses auteurs et complices.

Cette posture indigne est en parfaite cohérence avec le soutien obstiné de la France au pouvoir génocidaire rwandais avant et pendant le génocide. A l'État de prouver le contraire, cette fois autrement qu'en protestant perfidement de « l'honneur de la France » !

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Notes :

1 - Ce terme désignait initialement au Rwanda des travaux agricoles communautaires. Les génocidaires désignaient ainsi à la fois les massacres à accomplir en équipe et le déni d'humanité fait aux victimes assignées.

2 - Au Rwanda, des massacres de masse contre les Tutsi rwandais, notamment en 1959, 1961, 1963 et causant chaque fois plusieurs milliers à dizaines de milliers de victimes, annonçaient le génocide de 1994 - cf. in fine "Éléments de définition" 1 - Génocide

3 - Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, article 6 § 1 : ''délai raisonnable'' : affaire Mutimura c. France du 8 septembre 2004 (délai d'instruction en cause de près de 9 ans au jour de l'arrêt de la CEDH) : condamnation de la France

4 - Création en janvier 2012 du pôle judiciaire national spécialisé crimes contre l'humanité et crimes de guerre

5 - "Crimes contre l'humanité : en France, un pôle d'enquêtes bridé faute de moyens", AFP, 7 mais 2016

6 - Voir François Graner, "Archives : Bloquages réels, avancées concrètes", Billets n° 266, mars-avril 2017

7 - ''guerre interethnique'', ''les génocides'', ''génocide rwandais'' -  cf. in fine "Éléments de définition" 2 - Négationnisme

8 - cf. par exemple le discours de Natacha Polony lors de l'émission de France Inter "Le duel Natacha Polony - Raphael Glucksmann", le 18 mars 2018

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Éléments de définition :

1 - Génocide : anéantissement total ou partiel des membres d'un groupe humain défini par un pouvoir politique qui dénie aux membres de ce groupe tout droit d'appartenance la communauté humaine et lui impute le projet de détruire la nation. Un discours négationniste vient parachever l’œuvre génocidaire en cherchant à masquer la spécificité de ce crime.

Plusieurs définitions du crime de génocide ont été élaborées, tant par la recherche historique1 que par le droit pénal international2 et le droit national. Il y a lieu de noter en cette dernière matière que la définition du crime de génocide par le code pénal français3, initialement introduite par la loi 92-684 du 22 juillet 19924, diffère en plusieurs points des définitions internationales. Elle s'en écarte particulièrement par l’exigence d'un "plan concerté", préméditation du crime dont la preuve doit être apportée, alors que le droit pénal international se limite en ce registre à n'exiger que l'entente en vue de commettre le génocide lors de la perpétration de ce dernier.

1 Cf. Yves Ternon : Légitimité et intérêt scientifique d’une approche comparatiste des génocides du XXe siècle - « Revue d’Histoire de la Shoah » 2009/1 N° 190 | pages 201 à 224

2 Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 et, en ce qui concerne le génocide contre les Tutsi du Rwanda, Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda – 8 novembre 1994

3 Art. 211-1 du code pénal français

4 Entrée en application le 1er mars 1994

2 – Négationnisme : démarche idéologique ayant pour objet l'effacement de la spécificité génocidaire par un travail de "construction d'un récit falsifié et falsificateur"1. Le discours négationniste, s'il se heurte à l'impossibilité de nier frontalement le massacre du groupe social concerné, recourra à "un ensemble d'attitudes et de stratégies" de langage : "négation de la volonté d'extermination", "occultation de certains aspects", "banalisation des faits", "minimisation", "relativisation", "requalification", "édulcoration", "renversement des responsabilités", "inversion victimaire", "instillation du doute"2, etc. pour en masquer la réalité génocidaire.

La loi française ne sanctionne que depuis janvier 2017 le délit de "négation, de minoration ou de banalisation de façon outrancière" des génocides et à la condition que ces derniers aient donné lieu à une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale3. Il est important de relever que le discours négationniste peut d'autant mieux se déployer que les autorités politiques lui laissent libre cours tant, entre autres, par leur silence et le refus de rendre publiques les archives concernées, que par l'emploi d'éléments de langage ambigus.

1 Rapahël Doridan et Charlotte Lacoste - Peut-on parler d'un négationnisme d'État – Revue "Cités" n° 57/2014

2 Ibid.

3 Un an d'emprisonnement et 45 000 € d'amende, pénalisation introduite, sous la pression des associations, par la loi du 27 janvier 2017 modifiant l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

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Article initialement publié par le mensuel Billets d'Afrique (lien ci-dessous), repris ici avec l'autorisation de l'auteur et de l'éditeur :
Billets d'Afrique

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