C'est l'histoire d'un splendide oiseau bleu placé devant un miroir pour mieux chanter. Face à son double, il siffle sans fin, danse sans repos et finit par mourir. Cette fable, une princesse la racontait à la promise de son fils, la sublime - force et délicatesse incarnées - Shu Qi. Le mariage ne se fit pas, la belle fut formée aux arts ancestraux du sabre et devint une redoutable justicière au service d'une nonne énigmatique (et sanguinaire). Cette histoire, malgré tout, elle ne l'oublia jamais. Et l'oiseau bleu revient ainsi à intervalles réguliers, tel un leitmotiv mystérieux, hanter le dernier film du réalisateur taïwanais Hou Hsiao-Hsien.
-Les doubles et leurs possibles.
Le cadre ? La Chine du IXème siècle, dominée par la puissante dynastie Tang. La province de Weibo, aux mains désormais de son ancien fiancé (interprété par Chang Chen), tente de maintenir son autonomie face à l'Empereur chinois (comment ne pas songer à la situation actuelle de Taïwan et de Pékin, même si le réalisateur s'en défend poliment ?) Dans ce contexte, la jeune tueuse est missionnée pour exécuter... son ancien amour. L'oiseau bleu se remet à chanter et, les doubles à virevolter. Chaque personnage semble avoir le sien; chaque acteur son sosie. Ainsi l'exécutrice et la reine. Le roi et un paysan. La favorite et la mère... Comme autant de vies qu'ils auraient pu mener si... le destin... Chacun à sa place, pour respecter l'ordre immuable du monde, le Ying et le Yang. Seulement, à force de passions face au miroir des possibles, le bel oiseau fatigue et le menace, cet ordre éternel de l'Empire du Milieu.
-Une invitation à découvrir le cinéma asiatique.
Hou Hsiao-Hsien n'est pas très connu du public européen. Des cinéphiles pointus, oui. Des professionnels internationaux, bien sûr. Mais pas du grand public. Gageons que la Palme de la mise en scène reçue au dernier festival de Cannes pour 'The Assassin', alors que le film sort cette semaine dans les salles, réparera cette injustice et aiguisera les curiosités. Il a longtemps été considéré comme l'un des leaders de l'équivalent de la Nouvelle Vague taïwanaise, habitué de l'improvisation, des prises uniques et des plans larges, tentant au mieux d'attraper l'âme de sa société en mutation, travaillée par les problèmes identitaires. Pour 'The Assassin', il s'est attaqué avec maestria au genre wuxia, soit ces œuvres littéraires ou cinématographiques basées sur les aventures d'un(e) chevalier(e) errant(e) dans l'ancienne Chine. Ici, ce courant a été popularisé avec le magnifique 'Tigre et Dragon', en 2000, d'Ang Lee (autre figure majeure du cinéma asiatique) puis plus récemment la non moins envoûtante 'Cité Interdite' du hong-kongais Zhang Yimou (2007).
-Un délice esthétique, une introspection subtile
Les montagnes quasi vierges de Mongolie et du centre de la Chine ont servi d'écrin à ce bijou esthétique. Les brumes montantes semblent flotter au-dessus d'une végétation luxuriante. Chaque plan, extérieur ou intérieur, semble pensé comme un tableau. Le rythme lent du film (malgré les mille intrigues de palais) surprend au départ puis, on en vient presque à regretter qu'il ne le soit davantage, afin de détailler chaque composition visuelle. Un toit en chaume recouvert de mousse, un arbuste ployant sous des fleurs blanches, un pose-coude royal intriguant, un vêtement en soie et broderies sophistiquées sur lequel notre œil s'attarde et même le bain que la servante prépare lentement : chaque plan est sujet à l'émerveillement. Les scènes de combats sont épurées, efficaces comme les lames. La magie des cieux ou des démons n'est jamais loin. Les rideaux ondulent, caressent les visages, sensuels. Et ce rythme si lent, finalement, apporte une touche de cruauté supplémentaire à l'histoire. Le Ying et le Yang, encore une fois. Même lorsque le drame éclate, une pesanteur sociale implacable se fait sentir, semblant laisser peu de latitude aux individualités. Que faire, corseté, ainsi assigné à un unique rôle, sinon accepter sa destinée ? Et pourtant, pourtant ils y arrivent habilement et font leurs choix, non sans souffrance. Iront-ils à la destruction, oiseaux bleus enivrés par leurs miroirs ? À vous de le découvrir. En ces temps de tension hexagonale maximale, porter regard sur d'autres cultures riches et pleines d'allégories intemporelles ne peut pas nous nuire. Bien au contraire. Un film splendide.
- Frédéric L'Helgoualch est l'auteur de 'Deci-Delà (puisque rien ne se passe comme prévu)' aux ed. du Net
& de 'Pierre Guerot & I', aux ed. H&O, en collaboration avec le comédien Pierre Guerot
- ses billets Culture sur FB : ici