Ils sont tous deux assis sur des cubes lumineux, face au public. À tour de rôle, ils livrent leur version des faits, sans échanger regard. Parfois, oui : ils tournent brusquement la tête l'un vers l'autre, irrités d'une manière que seule la parentèle peut provoquer; sursautant aux analyses biaisées, aux ficelles agaçantes et bien trop connues de l'autre.
Derrière eux, des scènes de Cène, des bousculades et des œillades troubles à la Judas sont projetées. La croix : religion de la culpabilité par essence. La mer qui gronde aussi, belle mais menaçante.
Puis, la musique hypnotique d'Aaron qui surgit, épisodique, décalée parfois. Comme si la mère et le fils, posés sur leurs plots minimalistes, se retrouvaient cernés par leur inconscient familial, torturé et, désormais matérialisé.
Lui, c'est Olivier Chenille. Comédien sensible à la beauté antique, réalisateur occasionnel de clips, metteur en scène et auteur de la pièce.
Elle, Joana Preiss, interprète habituée, pointue, des soubresauts intimes et éternelle muse underground.
'Derrière les montagnes' : tel est le nom de la pièce qui vient de démarrer au théâtre du Marais à Paris. Quelles montagnes ? Celles dont chacun hérite puis agrandit, pour se protéger non des ennemis mais, des plus proches (qui se confondent souvent). À tort. À raison. Personne ne peut le dire. Surtout lorsque "le fil est coupé".
Au pied du mur, ils se parlent enfin, cet enfant adopté, jamais certain d'avoir été un jour vraiment aimé - brun aux yeux noirs ("qui jugeaient, jugeaient tout le temps !") quand son père espérait un petit roux aux yeux verts - et cette mère dure et injuste, qui revendique son amour hiérarchisé et balaie les reproches d'un geste nonchalant de la main.
Elle, voulant y croire : - "Tu te rappelles comme on était heureux ?"
Lui, étonné : - "Non. Je ne m'en souviens pas."
L'autre fils, le naturel, même absent, occupe encore sa place : la première.
Perchée sur ses stilettos, Joana Preiss prête son élégance féline et sa force intérieure à ce personnage de mère sûre de ses droits, lançant scuds et ogives en toute simplicité ("Cette chienne, je dois m'en occuper. Elle a été abandonnée"). Olivier Chenille, lui, redevient petit garçon insécurisé, doigts tordus et voix faible face au dragon aimé. Puis soudain se relève, animal blessé, prêt à jouter pour survivre, à rendre les coups.
Fils de deux mères : celle, là-bas en Hongrie, danseuse ou pute camée, qui l'a rejeté car trop jeune; celle, catho pratiquante ici, prompte à s'inquiéter de l'entrée au Paradis, qui l'a recueilli alors qu'elle n'en voulait déjà plus.
Fils de deux, fils d'aucune ?
Les mots blessent et, tel est bien leur but dans ce combat inégal. Jusqu'à la dernière révélation, celle de l'indicible. Face à face cruel de deux survivants, en quête si ce n'est de rédemption, au moins de réponses.
Une pièce originale, assez courte, dans un petit théâtre expérimental. Comme une capsule de complexité condensée des rapports familiaux. En particulier, toujours, avec cette mère qui n'en finira donc jamais de porter tous les maux, depuis des millénaires, aux yeux de ses enfants. Tantôt Vierge sublime, tantôt cannibale insatiable. Preuve s'il en est de sa redoutable importance. De son incroyable influence. Pour le meilleur. Ou pour le pire. À découvrir !
- 'Derrière les montagnes', d'Olivier Chenille. Avec : Olivier Chenille & Joana Preiss. Théâtre du Marais, 37 rue Volta 75003 Paris, du 24 avril au 9 juin.
- Frédéric L'Helgoualch est l'auteur de 'Deci-Delà' (ed. Net) et de 'Pierre Guerot & I' (ed. H&O) en collaboration avec Pierre Guerot
