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« Ta naïveté est grande d’aller ainsi dans le monde, espérant trouver quoi ? » [p.86]
Partir n’est jamais, autant qu’on l’aimerait peut-être, se départir. Joël Vernet ne cultive pas ou plus cette illusion, il déroule au contraire, où qu’il soit, le parchemin de sa propre histoire, afin qu’en ressortent les replis les plus intimes, minuscules accrocs sur la peau d’une mémoire qui file à toute vitesse, à toute enfance perdue, non pas oubliée puisque recréée. Il semble qu’il n’ait fait que cela, l’auteur de ces Copeaux du dehors, s’éloigner pour se rapprocher. Aller ailleurs et se retrouver de plain-pied avec une même société, éprouvant les gestes et les liens où se baignent les habitants de tout paysage. Prolongements que ces voyages, que ces implantations précaires dans d’autres contrées, car la solitude réclame des appuis, des étrangetés qui la confortent. Des contradictions qui la fixent.
Justement l’écriture tutoie ici cette solitude du passant qui reste longtemps à regarder, observer, embrasser un pan d’humanité modestement cosmique, ou encore le manège premier des éléments, de la nature : le vent, la pluie, l’éphémère qui joue à l’éternité, et les oiseaux, geais ou mouettes, les arbres, figuiers ou tilleuls, sans compter la mer inlassable et le sable mêlé aux rejets broyés par le temps et les vagues, ici dans les Balkans, ailleurs tout aussi bien… En exergue, ce vers signalétique de Roberto Juarroz : « Regarder avec les yeux rend ivre. »
« Non loin de l’île, perdue, égarée, une barque bouge sous tes yeux, ondule comme une vague, se dresse vers la lune. C’est la nuit, l’obscur sur la mer. Un homme est à bord, en conversation avec le grand silence qui n’est plus nulle part, seulement sur la mer à cet instant-là. L’homme déploie un filet. À la proue, il a allumé une lampe. Son visage en devient lumineux dans le noir. Ici ou là quelques étoiles transpercent les nuages, roulent et se mélangent dans le ciel en des couleurs éblouissantes. » [p.29-30]
Passant du « je » au « tu », Vernet fait corps avec ceux dont il s’est mis à portée, jusqu’à être pris, jusqu’à les toucher. Il les regarde et les imagine tout autant, leur prêtant des vies qu’il croit deviner, y mêlant forcément les siennes ; c’est ainsi sa manière de se diluer, de ne pas succomber aux atteintes événementielles. Être à ras de terre, à sentir l’humus de l’humain, pour échapper au carnage d’une actualité désastreuse, à l’histoire telle qu’elle s’écrit pour on ne sait qui, censé survivre à tout cela. Parce qu’il y a une histoire autrement réelle, c’est celle des individus « sans histoires », avec chacun leur trajectoire et leur humilité pressante, ou pas. Dans le suivi des gestes, des attitudes, ainsi se dessine une fresque autrement valable, et où l’on peut encore accrocher un manteau, incruster sa faim et sa tendresse.
« Parler avec les yeux est le plus haut des langages, le plus foudroyant. Tu traces quelques signes titubants, puis refermes le cahier comme l’on effacerait une vie entière avec la gomme des souvenirs. » [p. 84-85]
On l’a compris, outre qu’il balaie des horizons de nature et de ciel, ce journal est à vertu épistolaire, même silencieuse et lointaine ; il est une adresse à chacun de ceux que le regard a embrassés, le temps d’un long moment, jusqu’à en être assez apprivoisé. Il faut que se tisse avec les mots le silence de la durée pour que nous puissions, lecteur ou non lecteur, mesurer le poids de notre inévitable absence. « Je n’écris pas, indique Vernet dans un des entretiens publiés à La Rumeur Libre 1, pour panser les blessures, les oublier, les reléguer dans la mémoire, mais les transgresser, oui, franchir les obstacles qu’elles furent, qu’elles représentèrent, les vivre à vif, mais dans l’élan de l’espérance (non divine) que d’autres nommeront résilience, m’offrir au feu et à la joie du Présent, sans rien renier de ce qui m’a fait, construit. » Témoin fantomatique, Joël Vernet accompagne le train du monde, sans jugement, avec pour bagage sa détresse et son appétit de nouveaux visages comme de nouveaux espaces. Il marche ainsi de lieu en lieu, s’y arrête et regarde, et commerce simplement avec les vivants qui hantent ces décors où nous passons, après y être nés, parfois, attendant de disparaître, de se fondre avec l’air.
« Les hommes aimeraient tant devenir des hirondelles, mais les massacres les clouent au sol comme des papillons morts. Sous ces gravats, pas même l’appel d’un rire, d’un dernier cri. L’infâme est rendu invisible. Et les prophètes de pacotille en appellent au désastre, comme s’ils n’avaient pas avalé déjà assez de bols de sang. » |p. 136]
Si j’avance que ces carnets sont à vertu épistolaire, c’est aussi que de longs paragraphes, très rares, ont tout simplement une adresse, ils sont dédiés. À un grand poète, Vladimir Holan. À un ami, le peintre Jean-Gilles Badaire, par exemple, qui a souvent illustré les livres de Joël Vernet. Ou à des plus intimes encore, que des initiales suffisent à indiquer.
On pourrait dire tout autant que ce livre est constitué d’une série de portraits racontés, portraits d’anonymes dont on ne saura pas même le prénom, mais dont on imaginera facilement le visage creusé, ou un autre plus alerte, des vies ramassées dans des regards regardés, recueillis, divulgués en toute courtoisie, pour le meilleur, pour les mots qui se continuent en nous continuant.
Nous sommes dans les Balkans, mais les lieux, eux non plus, ne sont pas nommés, ou à peine, les noms propres ne sont guère d’usage dans ces carnets en immersion, justement parce qu’écrits du dedans. De la distance du dedans.
« Sous l’auvent plastique d’un café, face à la mer, il converse et contemple. Son destin est d’être là, à cette seconde près et non dans les collines autour du village natal où se mélangent les couleurs d’automne et celles des troupeaux. À marcher, arpenter, à se recueillir dans les sous-bois où l’air est frais, le silence d’une si haute ampleur qu’il fait vibrer la peau du cœur. Non, il est là, dans le vacarme urbain, perdu dans les odeurs d’automobiles, celles des cargos qui attendent front contre quai. Ne serait-il pas Pessoa, Cavafy, tendant l’oreille aux paroles flottantes, tous les deux aux allures surannées de vieil aristocrate : brève moustache, rire pincé, regard vif. Je l’ai vu, ouvrant deux fois les yeux, lui me lançant quelques mots en un anglais approximatif, tout en dépliant le journal du jour qui sentait l’encre mauvaise et le papier. Sa présence ici, dans ce café de bord de mer, adoucissait sa solitude. Il avait posé un chapeau à l’angle d’une table que convoitait un oiseau aux ailes bleues. Aujourd’hui, bien des années après, je retrouve son nom dans mes souvenirs. Je les prononce pour sa résurrection : l’Homme-du-café-de-la-frontière-orientale. » [p.48-49]
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Joël Vernet, Copeaux du dehors (trois hivers dans les Balkans, Journal poétique 2021-2023), llustrations de Vincent Bebert, Fata Morgana, 144 p., 2025, 25 €
À signaler : le prix de poésie Robert Ganzo 2025 a été attribué à... Joël Vernet.
1) Le volume Joël Vernet, Vivre, cette splendeur sauvage, regroupe quatre entretiens, quelques inédits et une préface d'Hubert Chiffoleau, La rumeur libre, 2023.